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Pour ou contre la notion d'exclusion : controverse entre Serge Paugam et Michel Messu

SOURCES :
Michel Messu, « L’exclusion : une catégorie sans objet », Revue Genèses 27, juin 1997, pp 147-161

Serge Paugam, « Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion. Le point de vue sociologique. », Revue Genèses 31, pp 138-159

Les cours de DEA de la chaire de travail social du CNAM m’ont passionné, notamment par la présentation de controverses méthodologiques permettant de voir que la recherche avance par des confrontations d’idées, de concepts, de personnes. J’ai été troublé d’être convaincu aussi bien par Serge Paugam que par Michel Messu, qui ont pourtant des points de vue incompatibles ! Voici les arguments, à vous de vous faire une idée…

La notion d’exclusion peut-elle devenir un concept ?

Résumé de la position de Michel Messu
La notion d’exclusion est de plus en plus utilisée, pour décrire des réalités de plus en plus différentes, devenant un « paradigme sociétal ». Michel Messu veut démontrer, en référence à Bachelard, que ce « concept horizon » fait obstacle à la pensée scientifique. D’une part il crée de la confusion, d’autre part il contient une métaphore trop forte et donc des représentations parasites.
La confusion est à la base avec le double sens du mot :

  • - chasser ;
  • - ne pas inclure.

Dans le deuxième sens, il y a aussi une confusion entre : ne pas inclure par ostracisme ou ségrégation, et, ne pas inclure suite à l’application d’une règle. Par exemple ne pas admettre en classe de seconde les élèves qui ont moins de 10 de moyenne en classe de Troisième.

Une confusion naît encore d’un double usage de ce « quasi-concept », avec un usage descriptif, au niveau local (être inclus ou exclu de tel ou tel groupe, in / out) et explicatif au niveau global.

Michel Messu montre que le terme exclusion est surtout utilisé pour définir des situations d’inclusion régulatrice dans des dispositifs assistanciels (par exemple, après tant de mois de chômage on a le droit d’intégrer tel dispositif).

Ainsi à chaque stade de la vie, le fait de ne pouvoir intégrer des groupes basés sur la compétition -le choix du logement, les parcours scolaires et professionnels, basés sur une sélection de plus en plus grande- a pour corollaire l’accès à des circuits plus protégés. L’adaptation à ces milieux protégés crée une dépendance qui rend plus difficile encore l’accès aux circuits compétitifs.

Ce qui est désigné par le terme d’exclusion serait donc une forme moderne d’intégration compensatoire développée par les sociétés occidentales.

Messu cite Julien Freund : «la notion d’exclu est en train de subir le sort de la plupart des termes qui ont été consacrés de nos jours par la médiocrité des modes intellectuelles et universitaires : elles sont saturées de sens, de non-sens et de contresens ; finalement on arrive à leur faire dire à peu près n’importe quoi, y compris le dépit de celui qui ne peut obtenir tout ce à quoi il prétend.»

Pourquoi la figure de l’exclu a-t-elle pris le relais de la figure du pauvre ? : «En somme sous l’influence de la crise de l’emploi nous avons assisté entre les années 70 à 90 à un véritable flottement problématique. La difficulté à conceptualiser les situations sociales nées de cette crise et, surtout, de les ramener à des modes de traitement social qui ne se situent pas en deçà de ce qu’avait fait espérer les régimes de protection sociale adoptés au lendemain de la seconde guerre mondiale, traduit ce flottement.»

Pendant cette période la notion d’exclusion est en concurrence avec d’autres termes : «précarité», «fragilité», «nouvelle pauvreté». L’exclusion va devenir un quasi-concept quand le chômage des jeunes va se développer et surtout se localiser, et qu’apparaissent les explosions de violence urbaine. Pour Messu ces explosions signent surtout l’échec des processus d’intégration.
Douteuse épistémologie
Messu en conclut : « la notion d’exclusion a gagné en dignité épistémologique sans même que la théorie sociologique n’ait eu à expliciter ce qu’elle avait incorporé des transformations (mutations ou simples évolutions, il est peut-être trop tôt pour le dire) enregistrées par la société contemporaine ».
La rhétorique de l’exclusion vient combler les lacunes théoriques dans l’analyse des transformations sociales. Elle décrit sans expliquer et repose sur la fiction d’un dedans et d’un dehors.

La réponse de Paugam
Ayant lu la thèse de Massu, j’attendais une antithèse de Paugam. Or il se situe ailleurs, dans une démarche beaucoup plus inductive, qui part du terrain, des questions de terrain.
Il y a chez Paugam une modestie épistémologique liée à la diversité des processus d’exclusion (voir à ce sujet son concept de disqualification sociale) et au fait même que l’exclusion est une pré-notion de sens commun, qu’il faut donc accepter comme un fait social et analyser pour produire une rupture épistémologique.
Il n’y a donc pas antithèse parce qu’il ne cherche pas à inscrire des concepts parfaitement purs dans une théorie générale universelle. La réalité est trop complexe et les concepts ont une validité limitée à un contexte et un temps donnés. Sa démarche est heuristique.
Paugam est donc d’accord sur le fait que la notion d’exclusion prête à confusion puisque son usage est multiple. Mais il considère qu’une définition minimum a été trouvée au niveau européen et que cette définition n’interdit pas l’élaboration de concepts plus précis.
La notion de exclusion est par définition flottante car elle décrit un processus cumulatif allant de difficultés d’insertion jusqu’à des situations extrêmes de rupture des liens sociaux. La notion d’exclusion est à la fois une catégorie de réflexion, d’action publique et un objet de recherche.

La constitution de la notion d’exclusion comme paradigme sociétal, c'est-à-dire comme « ensemble de représentations de l’ordre social suffisamment concordantes et stabilisées dans la durée » a permis l’émergence d’un débat à l’échelon de la société toute entière et la perception d’une menace « qui pèse sur des franges de plus en plus nombreuses et mal protégées de la population.»
Il y a pour Paugam une impasse méthodologique à vouloir construire l’objet de recherche sur une définition substantialiste de l’exclusion. La rupture épistémologique n’implique pas qu’il faille se soustraire aux prénotions de sens commun. « Marquer une rupture avec l’usage que l’on fait des termes de pauvreté et d’exclusion dans le débat social ne signifie pas qu’il faille les oublier et faire comme s’ils n’existaient pas.»
Comprendre pourquoi une notion est floue, vague, fait partie du travail de déconstruction préalable à la reconstruction. Paugam se réfère à Simmel, en montrant que celui-ci soulignait déjà l’ambiguïté de la notion de pauvreté comme catégorie sociologique. Ce qui ne l’a pas empêché de l’étudier sous l’angle de l’assistance.
Ce qui rend l’analyse rigoureuse ce n’est pas la pertinence de la définition de la notion d’exclusion mais la pertinence de l’analyse microsociologique, « Le sens que donnent les populations ainsi définies à leur expérience vécue » et macrosociologique, les formes sociales et institutionnelles, très variables d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre. « A niveau de vie équivalent, être assisté à l’age d’activité n’a pas, pour un individu donné, le même sens lorsqu’il réside dans un pays où le chômage est limité et la pression sur les comportements déviants très fortes et lorsqu’il vit, au contraire, dans une société où le chômage est structurel et l’économie parallèle développée.»
De même qu’il n’y a pas une vision unifiée de la théorie sociologique chez Paugam , il n’y a pas une société mais des rapports sociaux, variables dans le temps et l’espace.

C’est à ce niveau que la critique de Messu repose sur un malentendu : pour Messu c’est l’effet de la confusion des analyses des médias, des politiques, et des savants qui produit une vision victimaire de la pauvreté. L’exclusion comme métaphore symbolise bien cette idée d’un ostracisme, ce que Messu ne retrouve pas quand il étudie les comptes de la nation et constate que les dépenses sociales continuent d’augmenter, contrairement aux représentations générales d’un recul de la protection sociale. Il faudrait donc reconnaître tout d’abord cette réalité de l’extension continue de l’action protectrice de la société pour pouvoir analyser ses effets et ses défaillances.
Paugam se situe à un autre niveau et prend au sérieux les discours et analyses des différents acteurs, qui font partie de la réalité à appréhender.
Je perçois, peut-être à tort, que la description de tous les dispositifs d’inclusion empêche Messu d’entendre le sentiment d’exclusion, de stigmatisation, qu’ont beaucoup des personnes qui dépendent de ces dispositifs.
Les travaux de Simmel sur la pauvreté, de Godbout et Alain Caillé sur le don, de Claude Martin ou Paugam sur l’aide des familles aux chômeurs en France, montrent tous que l’aide peut être vécue comme disqualifiante. C’est justement la situation de dépendance –que critique Messu- qui les fait souffrir.
L’ intérêt de la démarche de Serge Paugam est d’articuler une approche micro-sociologique – le sens construits par les acteurs- et macro-sociologique –comment se construisent les représentations sociales. A ce sujet l’approche de Robert Castel me semble utile car il pointe la disparition dans le débat social de questions collectives qui pourtant demeurent mais ne sont plus présentées que comme des questions individuelles. Ce point me semble capital pour le travail social où le risque est grand de ne chercher les causes des problèmes d’insertion sociale qu’au niveau des individus alors qu’ils se jouent dans des contextes plus larges (culturels, économiques, politiques).

L’approche de Robert Castel
Robert Castel propose un dépassement d’une approche de l’exclusion trop centrée sur l’individu et qui ne lit les transformations sociales que sous l’angle de la perte par les individus de leur appartenance sociale. Or pour Robert Castel, « la décollectivatisation est elle-même une situation collective ». « L’exclu n’existe pas dans le hors social ». Les « individus par défaut », c'est-à-dire obligés d’être libres, autonomes, sans les supports de cette autonomie, de cette liberté, se retrouvent prioritairement dans certaines classes sociales. Ce n’est pas parce que les groupes, les classes sociales, ont perdu de leur homogénéité, qu’il n’y a plus ni groupes ni classes sociales.
Robert Castel analyse les mouvements Poujadiste puis Lepéniste comme une réaction à un sentiment collectif d’être abandonnés, déclassés. Le ressentiment se porte alors sur la classe sociale immédiatement au-dessus ou au-dessous. Par exemple ressentiment des petits commerçants poujadistes, laissés de côté par le développement économique, contre les petits fonctionnaires, vécus comme bourrés d’avantages sociaux, favorisés. Autre exemple, des chômeurs de longue durée pleins de ressentiment contre le déclassement de leur statut (un CAP, par exemple, avait beaucoup de valeur jusqu’aux années 70 ; sauf exceptions il ne vaut plus grand-chose) et contre les immigrés qui seraient responsables du chômage et de déqualification. Un élément capital de l’analyse de Robert Castel, qui rejoint les observations de Messu (mais pas son analyse) est qu’il y a une différentiation progressive de l’action sociale en fonction des populations : à celles qui sont inscrites dans les dispositifs assurantiels liés au travail, des prises en charges collectives indifférenciées ; à celles qui n’ont pas, ou mal accès au travail, des prises en charge individualisées. Dans le premier cas, c’est « comme pour tout le monde » ; dans le deuxième cas, il y a une pression sociale de plus en forte sur l’individu pour qu’il s’adapte. Le problème, bien pointé par Robert Castel, est que cet effort demandé aux individus en difficulté n’est pas assez complété par un effort demandé aux lieux d’intégration (école, entreprises, quartiers) pour que eux aussi s’adaptent. Par exemple très peu d’efforts sont faits pour lutter contre la xénophobie de certains employeurs, ou contre la conviction des certains professeurs qu’une partie de leurs élèves n’a rien à faire dans leur classe.

CONCLUSION
L’intérêt pour cette controverse m’a fait rechercher d’autres points de vue sur cette question et j’ai découvert que le débat entre approche objective et subjective traverse toute l’histoire de la sociologie . Cette question est intimement liée à la question de la méthodologie et notamment à la question de Lazarsfeld sur les conditions d’une méthodologie qualitative comparable en rigueur et en efficacité avec une méthodologie quantitative : « A quel moment un ensemble de propositions devient-il une théorie ? » ; « Quelle est la limite entre la recherche comparative (qualitative) et l’analyse statistique ?»
Comment objectiver des pratiques et des analyses subjectives ?
Pour Anne-Marie Favard Drillaud « l’objectivité est un mythe puisque, perception, toute représentation est le fruit de l’activité propre du sujet». L’objectivité n’existe pas mais peut-être approchée par une démarche d’objectivation. Il faut des méthodes propres à faire de la subjectivité un outil de connaissance et capables de quantification du qualitatif. Ce qu’ Anne-Marie Favard Drillaud nomme une position praxéologique, qui consiste « à mettre en suspens la question du modèle d’objet. L’objet d’étude (en l’occurrence le travail social pour Anne-Marie Favard Drillaud) n’est pas prédéfini, modélisé dans une théorie générale. Le modèle d’objet est à construire dans une démarche inductive, ascendante, à partir de la connaissance empirique. Le modèle d’objet est en fait remplacé par un modèle de méthode, la modélisation s’opérant à partir d’hypothèses plutôt qu’à partir de la maîtrise de tous les paramètres.
Le cœur de la controverse me semble être là, Michel Messu se situant dans une démarche dans laquelle la maîtrise de tous les paramètres est un préalable à la recherche, là où Serge Paugam cherche plus à modéliser en acceptant qu’il ne peut exister de définitions absolues (elles sont trop situées dans un contexte et temps donnés).
Il y a chez Paugam une démarche qui est très proche de l’ethnographie et qui consiste à prendre ce que disent les gens au sérieux. Ce qui évite ce que Bergeret, anthropologue et psychanalyste, nomme la violence fondamentale : je n’ai pas besoin d’écouter l’autre puisque je sais mieux que lui le sens de ce qu’il vit.
« Sans remettre en question bien entendu la nécessité de définitions et de concepts, ne faut-il pas admettre en effet comme postulat que toute société définit de façon particulière ses « pauvres » et ses « exclus » et que l’objet sociologique de la pauvreté et de l’exclusion est d’analyser de façon comparative à la fois les formes sociales et les expériences vécues de ces phénomènes ? Construire l’objet autour d’une définition substantialiste conduirait à une impasse épistémologique puisqu’elle occulterait la question fondamentale de l’élaboration sociale de ces notions qui appartiennent au sens commun et à nier par avance la diversité des processus qui les caractérisent. C’est en ce sens qu’une approche «compréhensive » prenant en compte les expériences vécues et leur évolution dans l’histoire me semble plus féconde.»

Date de cet article : 2006-05-31


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