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Trois leçons sur l'Etat providence, par Gosta Esping-Andersen

Le travail social a été d'abord été conçu pour n'intervenir que lorsque la protection sociale ne suffit pas. Robert Castel a montré que cette protection, "sécurité sociale" au sens large, a été essentiellement liée au travail : retraites, assurance maladie, invalidité…De nombreuses populations connaissent une insécurité sociale qui multiplie les missions du travail social essentiellement parce qu'elles sont précarisées dans leur emploi ou n'arrivent plus accéder à un emploi. Une autre précarité s'ajoute de plus en plus, la précarité conjugale. Le jeu de ces deux précarisations des liens sociaux se traduit par une inquiétante augmentation des inégalités sociales. Face à cette situation comment refonder notre système de protection sociale ? Comment concilier équité et efficacité ?
Le livre de Gosta Esping-Andersen permet de faire le point par rapport aux évolutions prévisibles de notre système, à partir de comparaisons internationales très éclairantes. Il est rare de voir une vision aussi globale de l'articulation entre évolutions familiales, évolution du monde du travail, démographie, émigration et organisation de "l'Etat providence".

Ce livre met en cause un très grand nombre d'idées reçues et éclaire des évidences paradoxalement peu perçues, par exemple "la révolution du rôle des femmes" (leçon 1 "les femmes sont en train de changer le monde"). La conclusion de la deuxième leçon me parait bien résumer plusieurs de ses thèses : "Au cours des cinquante dernières années, les investissements en capital humain sont allés presque exclusivement à l'enseignement primaire, secondaire et supérieur. Ce n'est que récemment que l'on a compris que les bases de l'apprentissage -ainsi que l'origine principale de l'inégalité- remontaient à la période préscolaire, et que les écoles ne sont généralement pas assez armées pour permettre à l'enfant de rattraper un mauvais départ."
Pour Gøsta Esping-Andersen la pauvreté est d'abord liée au fait que les femmes qui ont des enfants rencontrent de nombreux obstacles pour concilier maternité et vie professionnelle. Il montre que des pays comme le Danemark qui ont mis en place un système qui concilie un arrêt maternité assez long et bien rémunéré avec un système universel de garde des enfants, ont à la fois fait remonter leur taux de natalité, aidé les femmes à travailler (plus de 80% dont la majorité des mères isolées) et de ce fait beaucoup réduit la pauvreté. L'enjeu essentiel est la qualité de ce service public de la petite enfance. Des pays qui, comme les Etats-Unis, laissent au marché ce secteur ont de mauvais résultats car la moitié de la population n'y a pas accès et le niveau de qualité, dépendant beaucoup des moyens mis en place, est très inégal.

La question de la protection sociale doit se centrer sur les personnes les plus fragiles et sur le processus qui fait qu'elles peuvent se retrouver enfermées dans la pauvreté et dans la dépendance ou être aidées à s'insérer socialement.
L'idée phare que veut faire passer l'auteur est que le travail féminin est ce qui protège le mieux les femmes et leurs enfants, mais aussi est ce qui rend possible de financer une protection sociale de haut niveau face à de nombreux défis : la dévalorisations et la précarisation des emplois non ou peu qualifiés, l'évolution démographique qui va faire porter sur des générations peu nombreuses le poids de l'allongement de la vie et de l'augmentation de personnes âgées dépendantes.
Les différentes alternatives étudiées pour permettre au système de protection sociale de résister à ces chocs sont très solidement étayées et l'auteur réussit à expliquer simplement des analyses complexes (par exemple sur la règle de Musgrave et l'équité trangénérationnelle). Plusieurs inégalités sociales sont à compenser : entre sexes, entre générations, entre catégories sociales.
Gøsta Esping-Andersen montre que "santé, espérance de vie, invalidité et richesse sont étroitement corrélés". Les très importants progrès de longévité au 20e siècle "ont profité aux riches de façon disproportionnée." Ainsi à la plupart des niveaux notre système de protection sociale est plus généreux avec les plus riches. D'où cette conclusion : "si les riches deviennent les principaux consommateurs de coûteuses prestations futures –retraites, soins médicaux, prise ne charge de la dépendance- il faudra introduire une imposition progressive en fonction de l'espérance de vie."

Un point qui m'a frappé dans ce livre, parce que sans doute il résonne avec mon expérience, est l'importance accordée aux premières années de l'enfant, avec le constat d'un investissement croissant du temps passé avec l'enfant, de sa stimulation relationnelle, culturelle, dans les milieux favorisés et le constat aussi que les femmes de milieu défavorisé, encouragées de fait à rester chez elles s'occuper de leurs enfants peuvent se retrouver en échec aussi sur ce plan du fait de la pauvreté et de ce que j'analyse comme l'enfermement dans une culture de la pauvreté. Ainsi Gøsta Esping-Andersen remarque que l'indicateur le plus fiable de probabilité de réussite scolaire future des enfants est... le nombre de livres à la maison. Il faut donc aider les parents des milieux populaires à "investir dans leurs enfants". Dans les milieux aisés, non seulement les mères mais aussi les pères consacrent de plus en plus de temps à leurs enfants et ce temps est particulièrement centré sur le développement de l'enfant. Un autre élément est la taille de la fratrie. Alors que la pauvreté concernait essentiellement les personnes âgées jusqu'aux années 60, elle concerne désormais surtout les mères isolées ne travaillant pas et ayant plus de trois enfants, avec un risque important de reproduction de la pauvreté, tant culturelle qu'économique. L'exemple des pays scandinaves montre que pour lutter contre ces mécanismes puissant il faut à la fois des structures publiques de bonne qualité et une volonté de brassage social. C'est le cas par exemple au Danemark avec une politique de transports publics visant à permettre aux jeunes d'être scolarisés en dehors des quartiers de relégation sociale.
Lutter contre la pauvreté demande donc de très gros moyens, beaucoup de volontarisme politique, ce qui suppose beaucoup de maturité démocratique. Pour conclure, si l'usage de termes économiques concernant les personnes "investir dans l'humain"…peut irriter, une idée forte de l'auteur est de reconsidérer les dépenses sociales, souvent décrites comme un fardeau trop lourd, comme un investissement. Si le développement humain était suivi d'aussi près que le cours des actions ou des devises ce serait sans doute un progrès !

Voir également la présentation de ce livre sur le site de La République des idées.

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Trois leçons sur l'Etat providence, par Gosta Esping-Andersen [1ère de couverture]

Trois leçons sur l'Etat providence, par Gosta Esping-Andersen [1ère de couverture]


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