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Fiche de lecture du livre de René Badache :
Jeux de drôles : quand le théâtre transforme la violence

par Philippe Fabry


"Toutes les folies sont un échec du rapport à autrui, alter devient alienus, je deviens à mon tour étranger à moi-même, aliéné. On pourrait presque dire que je n'existe que dans la mesure où j'existe pour autrui, et, à la limite, être c'est aimer."
Emmanuel Mounier

René Badache, sociologue, enseignant en sciences économiques et sociales, mène en parallèle une carrière d'auteur compositeur interprète. Il est co-fondateur d'une compagnie d'intervention sociale et culturelle, "Arc en ciel théâtre". Sa pratique s'inscrit dans la lignée du théâtre-forum, terme forgé par Augusto Boal dans les années 1970, et a aussi son origine dans les travaux de Moreno (axiodrame, sociodrame, théâtre spontané à 100%).
"Cette pratique tente de rendre possible un échange intra-communautaire ou intra-institutionnel, base du lien social. Il s'agit, à l'aide de l'outil théâtral, de gérer l'énergie sociale dans une rencontre où les conflits peuvent se dire, se comprendre, se travailler." De façon plus politique que pédagogique, il s'agit de regarder en face les antagonismes, ce que la société semble incapable de faire, se privant du coup de la possibilité de gérer de façon positive les tensions qui la travaillent.

À partir de cette pratique du théâtre-forum, René Badache décrit les problèmes psycho-sociaux que montrent les jeunes dans trois milieux différents où il est intervenu : avec des mineurs emprisonnés, avec des jeunes relégués, avec des jeunes lycéens.
Ce dispositif permet un double travail d'élucidation, du côté du sens de conduites apparemment anomiques chez les jeunes, et du côté des faiblesses et contradictions institutionnelles des lieux qui accueillent ces jeunes. L'analyse des nombreuses difficultés pour mettre en place l'activité de théâtre-forum, et plus encore, pour impliquer les professionnels, vient renforcer l'analyse de ce qui se vit dans l'activité elle-même.

Par delà les différences de milieu, René Badache repère un grand besoin de reconnaissance chez ces jeunes et une perte de repères identitaires face à l'évitement des adultes qui refusent de discuter de l'éclatement des référentiels de l'autorité parentale et éducative ou qui ne livrent qu'un discours moral impersonnel, en ce sens qu'il ne met pas à l'épreuve leurs propres contradictions.
Les jeunes les plus violents sont souvent ceux qui ont été confrontés dans leur famille à l'autorité la plus nette, la plus tranchante, mais cette autorité est disqualifiée par les autres adultes, professeurs, éducateurs. Les contradictions non pensées se traduisent par des actes apparemment "gratuits". Les exemples de Karim, et de deux frères détruisant des boîtes aux lettres (exemples développés plus loin) illustrent ce constat. Face à une carence de modèles, particulièrement paternels, les jeunes créent leurs propres rituels identificatoires. Face au manque symbolique il sont obligés de s'instituer eux-mêmes.

Le dispositif du théâtre-forum

"La pratique du théâtre-forum permet, à partir d'une question que posent les membres d'un groupe par l'intermédiaire d'une séance théâtrale (le modèle ou la maquette), de mettre en place un débat, également théâtral (conduit par un acteur particulier, le joker), destiné à développer et discuter dans le groupe des alternatives au problème posé". Les maquettes, à partir d'une scène jouée, posent une question dans un triple but : se raconter, prendre de la distance par rapport à son vécu, trouver des alternatives.

Un exemple est donné par une situation qui ne relève pas, théoriquement, d'une maquette : deux frères de 12 et 14 ans ont un comportement très pénible depuis le début de la mise en place du théâtre-forum. Ils viennent mais ne proposent jamais rien et se moquent de ceux qui essaient, chahutent, insultent par "jeu". Et puis un jour, ils ont une idée et racontent dans le détail comment ils ont cassé toutes les boîtes aux lettres leur immeuble. René Badache a d'abord une réaction morale : on ne peut en faire une maquette, ils ne sont pas, eux, les victimes. Les victimes sont plutôt les locataires de l'immeuble. Mais comme les garçons tiennent à leur histoire et qu'ils n'ont jamais rien proposé, il accepte de jouer l'histoire. Il apparaît alors que ce qui pose problème pour les adultes présents lors du forum est ce qui n'est pas pensé comme problème par ces jeunes, tant il s'agit de situations évidentes pour eux. Ils jouaient dans leur appartement et faisaient du bruit. Leur père les envoie dehors. Normal. Ils jouent dehors et, quand leur mère les rappelle par la fenêtre, finissent leur jeu avant de rentrer, vingt minutes plus tard. Leur père, malgré les pleurs de la mère, refuse de leur ouvrir, ils arrivent trop tard. Normal. Ils vont dans le hall de l'immeuble et se font engueuler par le gardien : qu'est-ce qu'ils font là à cette heure ? Normal. C'est après qu'ils cassent les boîtes aux lettres. Il y a pour ces jeunes une fatalité et d'abord la fatalité de la loi du père. Ce père est très critiqué par les adultes lors du forum. Pourtant il a de l'autorité, fait ce qu'il dit. Mais l'excès de l'autorité paternelle, décalé par rapport au fonctionnement social, a un effet inverse de celui escompté.

Dans plusieurs forums les jeunes les plus violents décrivent un code du respect familial très rigide qui se traduit par des corrections violentes de la part du père, ou de l'aîné en cas d'absence ou de démission du père. Cette violence va de pair avec une interdiction de discuter, de parler de la réalité de leur vie, par respect. Un des jeunes dit : "Chez nous c'est comme ça, la seule parole des parents, c'est les coups." et "Vous savez de quelle origine on est ? On est d'origine frappée." (p. 41). René Badache repère qu'un mode de défense contre l'image dévalorisée du père et contre la violence est une revendication virile, machiste : si on fait des conneries c'est qu'on a pas assez été frappés.

Une autre défense, qualifiée par l'auteur de "marquage essentiel", est l'attachement fétichiste à des marques vestimentaires. Cela peut aller très loin et, un des acteurs d'un forum est un jeune qui en a tué un autre pour une sombre histoire de "moufles de marques." Un moment d'une joute oratoire entre deux jeunes illustre cela :

K (triomphant) : "Ah t'as pas des Coste-la ?"
B (désarçonné) : "Non !"
K : "Moi, j'ai tout en Coste-la. Même des lunettes ! Je les ai volées à un mec, il s'est défendu, les verres se sont cassés, j'ai changé les verres."
B (reprenant le dessus, triomphant) : "C'est plus des Coste-la puisque c'est plus les bons verres."
K (vainqueur) : "Si c'est des Coste-la, c'est marqué dessus, c'est l'essentiel."

Certains jeunes "n'existent pas" sans les sapes. Ils doivent créer eux-mêmes leur valeur parce que leur milieu, leur culture d'origine n'a plus aucune valeur à leurs yeux. Ils tentent d'emprunter leurs valeurs aux classes moyennes plus valorisées. Mais se procurer des marques coûteuses quand sa famille n'a pas d'argent rend inévitable l'usage de la violence et du trafic.

Un autre élément repéré par René Badache est que le "biz" (bizness) dont parlent sans cesse les jeunes, à la source de beaucoup de violences, en fait leur rapporte peu. L'argument de l'intérêt financier ne tient pas. Il y a un cercle vicieux : le besoin de reconnaissance par le groupe pousse à commettre des délits très violents, dont la violence est déniée, banalisée, et la réponse sociale, la prison, enfonce un peu plus dans la délinquance en provocant la reconnaissance du groupe.

Il y a deux univers séparés, les jeunes et les adultes. Dans plusieurs forums les jeunes arrivent à prendre de la distance par rapport à l'aliénation que produisent les règles du groupe. D'un côté, pas de contraintes : "La contrainte jamais ! Sinon c'est un bouffon. Quand on décide, tout le monde y va, c'est obligé." (p. 141).

Ce que les forums montrent c'est l'abandon du débat par les adultes, comme si ces deux mondes séparés n'étaient plus confrontés aux mêmes problèmes.
Il y a des sujets sensibles, la sexualité, la drogue, qui provoquent la désertion des adultes. Par exemple lors d'un débat sur la sexualité dans une cité d'Athis-Mons, les jeunes défendent "les valeurs patriarcales méditerranéennes face à une société qui leur semble laxiste et pervertie."
Extrait du débat :

W : "Une fille qui marche droit, c'est bon, y a pas de problèmes ; mais une fille qui va se faire taper le cul, elle a ce qu'elle mérite."
Adulte A : "Parce qu'une fille a fait une erreur une fois dans sa vie, après elle est foutue ?"
D : "On ne peut pas être sérieuse et cochonne en même temps."
Adulte E : "Pour moi c'est insupportable en tant que femme qu'un mec dise : "Je veux que ma femme soit vierge" alors que lui même ne l'applique pas."
R : "Il n'y a pas d'égalité !"
Adulte B : "Quelqu'un a dit : "Les jeunes filles qu'on ne respecte pas sont celles qui ne se respectent pas" (applaudissement des jeunes) "Je n'ai pas fini. Est-ce que ces femmes-là ne sont pas à plaindre ? Est-ce que vous n'avez pas de compassion pour celles qui ont du mal à se respecter ?"
V : "On s'en bat les couilles. On veut la baiser, c'est tout."
Adulte G : "On est consternés d'entendre ce que vous dites."
R : "Vous avez l'air de dire qu'on est des racailles ?"
Adulte A : "Je vous trouve intolérants, intolérants !"
V : "C'est pas vrai !"
(brouhaha ; des adultes quittent la salle).

Pour René Badache c'est l'effet d'une exclusion symbolique de ces jeunes, et d'un malentendu : "Désirant s'affirmer et être reconnus, ils développent pour y parvenir des modes d'expression violents." À partir d'une analogie avec l'histoire de Golding dans "Sa majesté des mouches", René Badache illustre la situation de jeunes abandonnés par des adultes de plus en plus individualistes. Ils ne leur reste qu'à exister en groupes de pairs.
Les adultes se désolidarisent. "On veut bien évoquer la drogue, la sexualité ou la violence avec les jeunes pour les éduquer et lutter contre leurs comportements impétueux, mais uniquement si les adultes n'ont pas à faire état de leurs propres comportements (addictifs, sexuels...)" (p. 206).

Les identités des jeunes des milieux défavorisés sont "des lieux de cristallisation de contradictions sociales". L'intérêt de ce livre est de l'analyser à plusieurs niveaux, et notamment celui de l'espace. René Badache se réfère à Winnicot et à sa notion d'espace transitionnel pour montrer l'absence d'espaces transitionnels et transactionnels. À la contradiction entre adultes qui n'appliquent pas les mêmes règles, s'ajoute pour ces jeunes un manque de place garantie par des adultes. "Trop coercitive, elle se réduit à l'autoritarisme, trop laxiste elle ne joue plus son rôle structurant."

René Badache montre qu'il y a chaque fois des alternatives possibles à la violence quand il y a débat et solidarité, identification possible à l'autre.1