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Fiche de lecture du livre de Anna Freud :
Initiation à la psychanalyse pour éducateurs

par Philippe Fabry


Ce petit livre comprend tout d’abord quatre courtes conférences données à Vienne, dans les années 1930, à des éducateurs d’un centre d’accueil. Ces centres d’accueil correspondaient à la volonté de la municipalité de lutter contre l’abandon lié à la misère des cette période (le centre d’August Ainchorn est resté célèbre comme un des modèles de l’internat éducatif). Après la 1° édition d’autres textes, datant des années 1947-53, ont été rajoutés. Le tout constitue une introduction à la psychanalyse remarquablement claire et pédagogique.

Dans la première conférence « l’amnésie infantile et le complexe d’Œdipe » , Anna Freud explique aux éducateurs l’intérêt pour eux de connaître la psychanalyse. Elle pointe deux principales raisons : convaincre les parents de l’intérêt de confier leurs enfants au centre d’accueil (l’école est obligatoire, mais pas le centre) ; comprendre en quoi et comment les enfants ont été très profondément marqués par leurs 5 premières années en famille. Anna Freud explique ensuite que l’amnésie infantile fait qu’il est impossible de se rappeler de ses premières années, le plus souvent les années avant l’âge de 5 ans, parfois 4 et, très rarement, 3 ans. Il faut donc affronter une contradiction entre l’importance capitale de ces années, et l’absence de traces dans la mémoire.

La psychanalyse permet de comprendre , grâce à l’analyse des lapsus, actes manqués, des rêves, « qu’en général on n’oublie rien qu’on ne désire oublier pour une bonne raison » (p24). Elle permet de découvrir ce que vivent les enfants pendant leurs 3 premières années. Tout d’abord l’enfant est complètement dépendant de sa mère pendant sa première année : il ne peut survivre sans elle (ou un substitut maternel). Dans sa 2° année il va découvrir péniblement que sa mère « n’appartient pas à lui seul». D’autres « revendiquent la propriété de la mère » : le père , les frères et sœurs… Le petit enfant est jaloux et cette jalousie est particulièrement vive si un autre enfant nait . Après avoir donné de nombreux exemples de cette jalousie, Anna Freud propose de prendre cette jalousie au sérieux.
Souhaiter la mort de ses frères et sœurs est une chose tout à fait naturelle pour l’enfant. L’enfant est en profond accord avec ses sentiments d’hostilité, mais un conflit va surgir : la mère , l’être aimé, va demander à l’enfant d’aimer aussi ces intrus.
Anna Freud remarque au passage que la jalousie est d’autant plus forte que les liens avec la mère sont forts. Dans les milieux prolétaires où la mère travaille et peut moins s’occuper de ses enfants, une nouvelle naissance suscite moins de frustration. Mais la jalousie fraternelle n’est qu’un prélude à un conflit psychique bien plus important : la rivalité avec le père, marquée par une très forte ambivalence : souhait qu’il s’en aille, qu’il meure, crainte de le perdre, peur des représailles…
En quoi ceci peut-il vous intéresser en tant qu’éducateur ? En cela que l’enfant rejoue dans les institutions ces conflits fraternels et œdipiens. Le préadolescent prêt à se rebeller au 1° signe d’autorité de l’éducateur, ou celui qui n’ose le regarder, rejouent tous deux le souhait de la mort du père ou l’impitoyable répression de ce désir.
Ceci se joue dans les familles ordinaires. Dans les familles perturbées le développement psychique de l’enfant est plus compliqué encore.

2° conférence : « La vie instinctuelle chez l’enfant ».
Anna Freud aborde la question de l’éducation de l’enfant dans ses 3 premières années. Cette conférence pose les bases d’ une critique de l’éducation traditionnelle, qui sera développée dans les 3° et 4° conférences : « durant toute la période de développement qui vient d’être décrite, l’enfant se comporte comme s’ il n’existait rien au monde de plus important que l’exploitation de ses propres ressources de plaisir et la prédominance de ses pulsions. Quand à l’éducation, elle paraît n’avoir pour tâche principale que de faire obstacle à ces intentions. De là naît une lutte incessante entre l’éducateur et l’enfant. L’éducateur tient en effet à remplacer le plaisir éprouvé au contact des choses sales par le dégoût, le comportement impudique par la pudeur, la cruauté par la pitié, la rage de destruction par le ménagement des choses. Par des interdits on s’efforce de supprimer la curiosité et les manifestations corporelles et de transformer l’absence de toute considération pour autrui en délicatesse, l’égoïsme en altruisme ». (p 42)
Anna Freud décrit une lutte incessante entre les éducateurs et l’enfant, à chaque stade de son développement, pour réprimer ses pulsions, comme s’ils avaient conscience du risque de laisser l’enfant s’arrêter à une étape, « come s’il était de leur devoir de faire traverser à l’enfant ces phases de développement, sans jamais lui laisser gouter vraiment le contentement et le repos à une quelconque étape avant qu’il n’ait atteint la dernière. » (p43) Dans ce combat, les éducateurs (parents e substituts parentaux) utilisent deux moyens : la menace : par exemple menacer l’enfant de lui couper le pouce s’il continue de le sucer. On amène l’enfant à renoncer au plaisir lié à une partie de corps en lui inspirant la peur d’une intervention violente ; ou bien on lui dit : si tu fait cela, je ne t’aimerai plus.
Les deux méthodes ont la même efficacité ; dans les deux cas l’enfant apprend à renoncer à ses plaisirs. Au début, il fait semblant d’y renoncer, en présence de l’adulte. Puis « en se rangeant progressivement à l’opinion des adultes, il fini par faire vraiment siennes leurs appréciations ». Il oublie ce qu’il ressentait et s’interdit un retour vers ces jouissances en transformant en dégout le plaisir qu’il éprouvait. Mieux l’enfant réussit cette transformation plus l’adulte est satisfait.
Deux conséquences importantes de ce processus sont à retenir : tout d’abord l’enfant va retourner contre son entourage l’exigence qu’il s’impose. Il sera toute sa vie intolérant vis-à-vis de ceux qui « se permettent de rechercher leur plaisir à une des sources défendues. » L’indignation morale est le signe de cet effort de l’enfant et un bon indicateur de l’intensité de cet effort.
Ensuite l’enfant en même temps qu’il se détourne de ces plaisirs, chasse de sa mémoire « toute la période de la vie qui leur est liée ». C’est ainsi que se constitue l’amnésie infantile.

3° conférence : « La période de latence ».
Après une reprise des deux premières conférences, Anna Freud met des termes techniques sur les processus décrits : inconscient, refoulement, surmoi, structures réactionnelles, complexe d’Oedipe, complexe de castration, transfert, libido…Elle aborde un concept important pour les éducateurs, le concept de sublimation : le « renversement du comportement affectif dans un sens contraire par le moyen d’une structure réactionnelle n’est qu’une des manières dont l’enfant peut se débarrasser d’une mauvaise habitude. Un autre moyen consiste à transformer une activité mal appréciée en une qui est plus appréciable. » Par exemple un enfant qui aime jouer avec ses excrément peut ne pas renoncer totalement à cette satisfaction en jouant avec du sable et de l’eau. De même en faisant du barbouillage, du coloriage.
L’enfant qui entre au jardin d’enfant ou à l’école a « derrière lui une foule d’expériences affectives qui pèsent lourd. »
« Il a accepté de réduire son égoïsme primitif par amour d’une personne déterminée. Il a déjà connu le désir impétueux de possession de la personne aimée ; il a défendu ses droits par des souhaits de mort et des explosions de jalousie. Dans ses rapports avec son père il a appris à connaitre le respect et l’admiration, les souffrances que provoquent la concurrence avec un rival plus fort, le sentiment d’impuissance et l’impression déprimante que donne une déception sentimentale. » Dans les évolutions successives de ses instincts, « il a constaté combien il est difficile de s’opposer en ennemi à une partie de sa propre personne ». il a affronté d’énormes angoisses et du effectuer d’importants changements. « Au lieu d’aller constamment , comme jadis à la recherche de satisfactions, il est prêt à fournir ce qu’on exige de lui et à confiner ses plaisirs dans les limites des moments libres qui lui sont accordés. » (p 53).
Les parents pourraient se féliciter de l’efficacité de leur éducation. Mais ce résultat a un prix très élevé. « Celui qui a l’occasion de fréquenter des enfants de trois à quatre ans, ou de jouer avec eux, est surpris de constater la richesse de leur imagination, l’étendue de leur horizon d’idées, la clarté de leur intelligence et l’impitoyable logique de leurs questions et de leurs raisonnements. Les mêmes enfants, à l’âge scolaire, paraîtront à l’adulte qui entre en contact étroit avec eux, niais, superficiels et peu intéressants. »
L’apprentissage de la sagesse a donc un prix très lourd, l’enfant doit lui sacrifier beaucoup de son énergie et de ses dons.
Dans la cinquième ou sixième année, la puissance pulsionnelle de l’enfant connait un déclin. « L’enfant arrive peu à peu à une sorte de calme. D’abord tout se passait comme s’il avait pris un grand élan pour devenir entièrement adulte d’un seul coup, tel l’animal qui, de la naissance à la majorité sexuelle, se développe sans interruption ». (p 55). Les dynamismes pulsionnels sont en latence jusqu’à la puberté. Anna Freud souligne un parallélisme entre le développement de l’enfant de la naissance jusqu’à la période de latence puis celui de la puberté jusqu’à l’âge adulte où l’adolescent vit une réédition des difficultés apaisées.
La période de latence est très investie par les enseignants car l’enfant « est d’autant plus apte à apprendre qu’il est plus pauvre en pulsion » (p 57). Les éducateurs des centres d’accueils , eux , doivent profiter de cette période pour rattraper ce qui a pu rester inachevé dans l’éducation affective.
L’éducateur hérite t’il du rôle des parents ?
Anna Freud explique que l’enfant ne peut se détacher de ses parents qu’à certaines conditions : il faut qu’il puisse les emporter avec lui, les « incorporer » sous la forme du sur-moi, cette voix intérieure qui est la continuation de la voix des parents. « Le pauvre moi de l’enfant doit maintenant s’efforcer tout au long de sa vie future, de satisfaire les exigences de cet idéal, de ce sur-moi. » Le mécontentement ou la satisfaction intérieure viendront désormais de l’intérieur. « La sévérité ou la douceur avec laquelle les parents ont traité l’enfant se reflète également dans l’attitude du surmoi envers le moi. »
Le rôle des éducateurs dans la période de latence est donc différent de celui des parents dans la petite enfance : les premiers éducateurs et l’enfant s’opposent. « Les parents veulent ce que l’enfant ne veut pas et l’enfant désire ce que les parents ne veulent pas. » L’enfant est tout entier dans son désir. Dans la période de latence, l’enfant « n’est plus un être sans partage » (p60). Son moi suit encore les mêmes but qu’auparavant mais son sur-moi, « prolongation de la présence parentale, se place tout de même du coté des éducateurs. » (p60).
L’enseignant ou l’éducateur n’ont pas à remplacer les parents mais ils peuvent devenir le représentant du sur-moi commun, de l’idéal de tous. La « soumission, de forcée, deviendra libre».

4° conférence : « Les rapports entre la psychanalyse et la pédagogie ».
Anna Freud propose de retenir des trois premières conférences trois aspects caractéristiques pour la psychanalyse. Tout d’abord la répartition temporelle, avec trois périodes différentes : la petite enfance, jusqu’à la fin de la 5° année, la période de latence jusqu’au début de la pré-puberté (environ 11, 12 ou 13 ans selon les enfants), et la puberté qui débouche sur l’âge adulte. « Pour chacun de ces stades, c’est une autre attitude affective de l’enfant à l’égard de son entourage, un autre palier de son développement pulsionnel que l’on doit considérer comme caractéristique et normal. » (p63). Des attitudes normales à un stade de développement ne e sont plus à des stades suivant. Par exemple un lien très puisant avec les parents est souhaitable dans la petite enfance devient un signe d’inhibition s’il perdure à l’adolescence. De même si la cruauté ou l’impudeur font partie du développement ordinaire du petit enfant « il faudra peut-être l’évaluer comme pervers chez l’adulte. »
La révolte qui est utile à l’adolescent peut être un obstacle au développement du petit enfant… Le deuxième aspect est la division de l’enfant en trois parts : son ça, Son moi et son surmoi. Savoir quelle part a pris les commandes à tel moment permet de comprendre son comportement.
Le 3° aspect « concerne le rapport réciproque entre ces parties de la personnalité de l’enfant. La psychanalyse permet de prendre conscience du danger de l’éducation, celui d’avoir un surmoi trop rigide, qui empêche de vivre. Anna Freud donne trois exemples dans lesquels l’inhibition est liée à une répression excessive de plaisirs enfantins, avec l’évitement durable de toute situation pouvant apparaitre en rapport avec ce type de plaisir. Le prix du refoulement est trop cher : « on a eu trop tendance à tirer sur les moineaux avec des canons. N’aurait-il pas mieux valu chez ces différents enfants, négliger un peu les bonnes manières et les coutumes et laisser à l’un ses friandises, à l’autre son rêve de jouer le rôle du père, permettre au troisième d’exhiber sa nudité, et même à un quatrième de jouer avec ses parties génitales ? » (p 67).
A l’inverse, Anna Freud décrit la situation d’enfants abandonnés, qui n’arrivent pas à réfréner l’accomplissement de leurs pulsions. Le manque d’affection ne permet pas d’accéder au renoncement pulsionnel et l’enfant puis l’adolescent reste centré sur son propre corps. Trop d’inhibition et trop peu d’inhibitions donnent le même résultat : l’absence de liberté et l’absence de développement de la personnalité.
La psychanalyse peut apporter trois choses à la pédagogie. La 1° est de donner des outils pur critiquer les excès éducatifs ; la 2° est d’éclairer les rapports complexes entre l’enfant et le pédagogue ; la 3° est de proposer des traitements aux enfants pour réparer les dégâts causés durant le processus éducatif. Pour éclairer le 2° point, Anna Freud cite l’exemple d’une jeune femme qui, suite à des circonstances familiales malheureuses, quitte ses parents pour aller s’occuper, en tant qu’ éducatrice, de trois enfants d’une famille. L’un des trois enfant est déprécié par ses parents, en comparaison de ses deux frères plus doués et plus gentils. L’éducatrice investi énormément l’enfant négligé et arrive à le faire tant progresser qu’il est réinvesti par ses parents et valorisé. L’éducatrice se retrouve alors en difficulté avec cet enfant, et malgré la reconnaissance de la famille part tant elle ne le supporte plus. Des années plus tard, une psychanalyse lui permettra de comprendre qu’elle avait, par tout l’amour donné à cet enfant, voulu manifester ceci : « voilà comment on aurait du me traiter pour faire de moi quelque chose ». La réussite a déchiré le lien d’identification à cet enfant. « L’hostilité qu’elle lui montra ensuite provenait uniquement de la jalousie. » (p72)
Anna Freud met en garde contre ce processus d’identification : ses succès sont payés trop chers, « ils se paient avec les échecs de tous ces enfants qui n’ont pas la chance de porter en soi les symptômes de souffrance qui rappellent à l’éducateur sa propre enfance, lui permettant ainsi de s’identifier à eux. »
« Il me semble que nous avons le droit d’exiger que le maître ou l’éducateur ait appris à connaître et à dominer ses propres conflits avant d’entreprendre sa tâche de pédagogue. »

Voir aussi l'article d'Alain Cochet : cliquer ici.1