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Fiche de lecture du livre de Jacques Godbout :
Le don, la dette et l'identité

par Philippe Fabry


Question de don et contre-don

L'Essai sur le don de Marcel Mauss a, il y a plus d'un siècle, jeté les bases de la réflexion sur le don en anthropologie et en sociologie. "Sa découverte est que, dans les sociétés archaïques, les hommes sont soumis à la triple obligation de donner, recevoir, et rendre des présents"(1). Obligation paradoxale,"puisque cette obligation revient à dire : je vous oblige à être spontané, à faire spontanément des cadeaux."(2).

Un élément essentiel de la découverte empirique de Marcel Mauss est que cet échange de don est loin de la charité chrétienne, qu'il comporte une part dangereuse, conflictuelle, violente : "Les hommes et les femmes des sociétés archaïques rivalisent de générosité, se battent en quelque sorte pour donner, parce que c'est en donnant qu'on écrase." Le potlatch, "guerre des cadeaux" observée chez les Indiens d'Amérique du Nord, peut mener à la guerre réelle si le perdant refuse d'être moins puissant, donc vassal du gagnant.

À partir de cet essai de Marcel Mauss et d'auteurs comme Maurice Godelier (3) présentant les débats des anthropologues sur l'origine de cette triple obligation (4), j'avais conclu que le passage d'une vie en communauté à une vie en société (Tonnies), et donc d'une solidarité mécanique à une solidarité organique (Durkheim) avait eu comme effet que dans nos sociétés occidentales la triple obligation se limite aux liens primaires. "Dans nos sociétés, le don n'est plus un moyen nécessaire pour produire et reproduire les structures de base de la société"(5). Les travaux d'Alain Caillé et de Jacques Godbout m'ont permis d'élargir cette analyse et de découvrir le rôle du don dans toute relation dès lors qu'elle devient personnelle et significative. Je présente ici leur concept d'"endettement mutuel positif."

Le concept d'"endettement mutuel positif"

Pour Jacques Godbout les familles qui tiennent dans la durée tendent vers un fonctionnement d'endettement mutuel positif, dans lequel chacun des membres de la famille pense recevoir plus que ce qu'il donne. Chacun pense que l'autre donne plus et il n'y a plus de recherche de réciprocité ou d'équivalence. "L'idée même de dette disparaît, chacun est simplement donneur et la distinction même des débiteurs et des créditeurs s'annule, disparaît ou s'estompe. On ne fait plus les comptes."(6)

Alain Caillé propose trois explications à cette situation paradoxale :

  • Elle survient parce que dans cet endettement mutuel positif les membres de la famille se font accéder à une dimension de donation, à quelque chose qui échappe à la logique des causes.
  • Dans ce même état d'endettement mutuel positif, les sujets se reconnaissent les uns et les autres comme des donateurs et le fait non seulement de donner mais d'être reconnu comme donateur produit un effet psychologique considérable.
  • Si chacun se considère comme bénéficiaire, comme receveur net, c'est parce que chacun y gagne réellement."(7)
S'associer produit donc des bénéfices considérables, mais à la condition de ne pas les rechercher. "Ils viendront de surcroît si on valorise la famille, la relation pour elle-même."

Jacques Godbout en vient à distinguer deux sens au mot dette : dette économique, et "dette de reconnaissance", "dette de don", ce qui fait que les gens qu'il interroge sur leurs relations de "dette positive" peuvent dire : "Je dois, mais je ne suis pas en dette."(8)

Une attitude sous-tend cette relation : "La dette positive existe lorsque le receveur ne perçoit pas chez le donneur l'intention de l'endetter par son geste - ce qui est étroitement lié au plaisir d'être en dette, élément essentiel de l'état de dette positif. Ou encore quand le donneur a déjà reçu dans le plaisir du receveur (Sénèque). Cette dette est vécue non comme un fardeau mais comme un privilège, une chance."(9)

Jacques Godbout remarque que la différence entre donner et rendre s'efface car le donateur ne donne pas pour recevoir en retour mais pour que l'autre puisse donner à son tour. L'intention qui va avec le don compte alors beaucoup plus que le don lui-même, et le plaisir peut être équivalent dans un échange de cadeaux dont la valeur n'est pas équivalente. "On passe de l'obligation de rendre au plaisir de donner."(10)

Il faut considérer la "dette positive" comme un idéal, une relation vers laquelle tendre, car la plupart de nos relations ne se situent pas seulement et en permanence dans ce registre : "il y a constamment passage d'un état à l'autre avec la même personne, et les rapports de don se situent le plus souvent quelque part entre ces deux types que constituent la réciprocité d'une part, l'état de dette d'autre part."(11)

Alain Caillé tire du cercle vertueux de l'endettement positif un autre concept, celui d'"inconditionnalité conditionnelle", et y voit la clé des alliances humaines : "On ne peut pas entrer en relation d'amitié, d'affection, d'amour, avec qui que ce soit sans valoriser la relation de façon inconditionnelle"(12). Cette inconditionnalité fonde l'alliance, mais contrairement aux temps archaïques, il ne s'agit plus d'une "inconditionnalité inconditionnelle" dictée par la loi ou la religion ("Vous ferez comme ceci parce qu'il faut faire comme ceci"). Il ne s'agit pas non plus d'un contrat, "la conditionnalité est insuffisante", si l'on fonde la relation uniquement sur le contrat, chacun peut en sortir à tout moment ; "si l'on croit à la conditionnalité il faut y croire inconditionnellement"(13). "C'est l'inconditionnalité qui est l'ambiance nécessaire de toute alliance humaine, de toute relation entre des êtres humains. Mais à cette inconditionnalité, nul n'est tenu. Si je n'y trouve pas mon compte, je ne vais pas y rester jusqu'à la fin des temps. Si l'autre ne joue pas le jeu de l'inconditionnalité, je ne vais pas m'astreindre à le jouer tout seul"(14). Donc ce qui conditionne l'inconditionnalité, c'est la réciprocité.

Ces concepts d'Alain Caillé me permettent de penser une différence structurelle entre lien de filiation et lien de conjugalité : la réciprocité est attendue ou exigée du conjoint, mais pas des enfants. "Différentes recherches ont été faites pour analyser le jeu de la réciprocité entre les générations, par exemple sur l'importance que les parents accordent à l'aide que leurs enfants pourront leur fournir plus tard. On constate que ni la réciprocité à court terme, ni la réciprocité généralisée ne se manifestent de façon évidente, même si elles ne sont pas inexistantes"(15). Les parents veulent pouvoir donner toute leur vie à leurs enfants, et plutôt qu'une réciprocité, ils attendent que leurs enfants donnent à leur tour à leurs enfants.

Donner aux proches, donner aux étrangers

Jacques Gotbout constate des rapports entre ces deux types de lien. Le premier rapport entre dons dans la famille et dons aux étrangers se constate à l'occasion des rituels, fêtes de Noël par exemple mais aussi dons aux hôpitaux, legs à la suite d'un décès. Dans les fêtes, des dons aux pauvres sont faits au moment où les dons sont les plus forts dans les liens primaires. Les dons aux hôpitaux ou aux oeuvres sont en lien avec la personne décédée.
Un autre rapport est du côté des motivations. "Les liens primaires sont souvent une motivation importante, voire centrale pour rendre compte des dons faits à des inconnus. On donne à un hôpital parce qu'un proche y a été particulièrement bien soigné. Sans compter toutes les fois où l'on donne à une organisation parce qu'on y connaît quelqu'un"(16). Même la philanthropie d'entreprise est marquée par les liens primaires : telle société va donner à telle cause, mais derrière ce don il y a souvent une situation personnelle, par exemple le handicap de l'enfant d'une personne importante dans l'entreprise.

Jacques Gotbout remarque que le rapport établi avec les liens primaires est une raison de donner presqu'aussi forte que l'intérêt. "L'intérêt individuel n'a pas besoin de justifications dans le secteur marchand, l'intérêt collectif n'a pas besoin de justifications dans le secteur public, le don n'a pas besoin de justifications dans les liens primaires. Ce sont les trois principes qui fondent ces secteurs de la société. Mais le don aux étrangers a besoin d'une justification"(17). Comme il ne va pas de soi, il risque toujours d'être analysé dans la logique des trois autres sphères. Mais bien qu'autonome dans ses règles, "le don aux étrangers se nourrit constamment du lien primaire et il tend même souvent à "primariser" le lien entre donneur et receveur, au niveau symbolique, pour lui donner plus de force."
Exemple : la photo de l'enfant aidé en Afrique, parrainé, "même si de nombreux intermédiaires ne permettent pas que s'établissent des liens réels".

Si le don aux étrangers a tendance à être "primarisé" c'est qu'il doit affronter de très fortes résistances. Jacques Gotbout en donne un exemple saisissant dans l'analyse des réactions à une tempête de verglas, en 1998 au Québec. Pendant plus d'un mois des millers de personnes ont été privées d'électricité, et donc de chauffage. Il y a eu une très importante offre d'hospitalité. Mais sur 80.000 offres, seules 400 ont été acceptées. Les sinistrés ont d'abord été hébergés dans le cadre des liens primaires (dans l'ordre, parents, puis amis, puis voisins), ensuite dans les refuges proposés par les organismes du tiers-secteur, les municipalités. L'aide bénévole des associations a quasiment toujours été préférée à celle d'inconnus. Quand cela a été quand même le cas, il y a eu des problèmes, les personnes accueillies ne voulant pas être en dette, et les personnes accueillant ne voulant pas de contre-don.
Jacques Godbout formule plusieurs hypothèses face à cet évitement des relations avec des étrangers. Tout d'abord la crainte face aux différences de milieu social, la crainte "de ne pas adopter le bon comportement, de déranger" ; d'autre part la crainte de l'intimité créée par l'hospitalité.

Toute une part de l'idéologie occidentale émerge de cette recherche de Jacques Godbout, avec deux "valeurs dominantes" dans les relations extra-familiales :

  • Ne pas être en dette, ne rien devoir à personne
  • Éviter toute obligation dans les liens qui, en dehors de la famille nucléaire, doivent être électifs.
Étonnamment, ce repli sur la sphère familiale co-existe avec une ouverture sur l'extrême opposé du lien intime : la planète. Dans notre société se développe l'organisation d'un don massif et unilatéral aux étrangers lointains. Comme si la famille et le monde étaient les deux attracteurs majeurs, vidant les zones intermédiaires, de la communauté locale à la nation, de leur substance.
Godbout : "Il faut cependant mettre quelques bémols au caractère spécifiquement occidental ou moderne de ce type de don. Rappelons que Bouddha, Sénèque, Mahomet, Jésus, le bon Samaritain, ne sont pas spécifiquement modernes. Ni tous occidentaux. [...] Ce qui est spécifiquement moderne, c'est la sécularisation du don aux étrangers. Mais jusqu'à quel point le don aux étrangers s'est-il émancipé de la religion dans les faits ? Et en quoi ce don sécularisé diffère-t'il du don religieux ou spirituel ?"(18)
"La plupart des recherches empiriques sur les organismes du tiers-secteur fondés principalement sur le don arrivent à la conclusion que la religion, et plus généralement la spiritualité, demeurent omniprésentes dans ce milieu."(19)

Un fait capital, qui éclaire tout le champ de l'aide humanitaire et constitue la "caractéristique de ce don aux inconnus : le fait que le receveur soit considéré comme acquis, qu'on ne lui demande pas son avis. [...] Plus encore que par le marché, c'est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s'identifier à l'Occident et perdre leur âme".


(1) Alain Caillé : "Les mystères de l'endettement mutuel positif", in Georges Eid (dir.).
(2) ibidem p. 130.
(3) Maurice Godelier : L'énigme du don, Flammarion, collection Champs, 2002.
(4) Notamment tout le débat sur la thèse de M. Mauss sur le rôle fondamental de "l'esprit du Hau".
(5) Maurice Godelier, opus cit. p. 291
(6) Alain Caillé, opus cit. p. 135
(7) ibidem p. 136.
(8) Jacques Godbout : Le don, la dette et l'identité : homo donator versus homo oeconomicus, Paris, Éd. la Découverte, 2000, p. 46.
(9) ibidem p. 47.
(10) ibidem p. 48.
(11) ibidem p. 49.
(12) Alain Caillé, opus cit., p. 137.
(13) ibidem p. 136.
(14) ibidem p. 137.
(15) Jacques Godbout, opus cit., p. 35.
(16) ibidem p. 85.
(17) ibidem p. 87.
(18) ibidem p. 82.
(19) ibidem p. 82.
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