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Fiche de lecture du livre de Alain Ehrenberg :
La fatigue d'être soi : dépression et société

par Philippe Fabry


Individualisme et fragilisation des individus

Le culte de la performance (1991), L'individu incertain (1995), La fatigue d'être soi (1998) : ces trois livres d'Alain Ehrenberg forment une suite, une vaste enquête sur l'individualisme contemporain, le changements des normes régissant vie publique et vie privée.

1) Résumé général
L'individualisme est souvent analysé comme un repli généralisé sur la vie privée. À travers ces trois ouvrages et à propos de sujets très variés, Alain Ehrenberg démontre qu'il s'agit plutôt de la généralisation d'une norme d'autonomie. Cette norme impose un changement des rapports entre privé et public, car l'autonomie exigée dans le domaine public prend ses appuis dans le domaine privé. Dans les deux domaines, privé et public, la réussite impose de plus en plus les mêmes outils : savoir communiquer, négocier, se motiver, gérer son temps…
Un thème central de cette recherche est celui de la fragilisation des individus, qui doivent se produire eux-mêmes dans un monde de plus en plus morcelé.
Le premier volet de cette enquête cherche à montrer comment la montée en puissance des valeurs de la concurrence économique et de la compétition sportive (Le culte de la performance) dans la société française, a "propulsé un individu-trajectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale, sommé de se dépasser dans une aventure entrepreneuriale".
Le second volet décrit comment cette conquête s'accompagne de souffrances psychiques. Dans L'individu incertain, Alain Ehrenberg montre le prix de l'autonomie : une exigence accrue de responsabilité. "Enjoint de décider et d'agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l'individu conquérant [analysé dans Le culte de la performance] est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l'individualisme présente ainsi un double visage". Deux pratiques de masse illustrent cette problématique : la mise en scène de soi avec les programmes de télé-réalité, les débats où les vies ordinaires "se donnent en pâture", et les techniques d'action sur soi au travers des drogues et des psychotropes. Dans les deux cas, il s'agit de symptômes concernant des troubles de la capacité à agir.
Le troisième volet est une enquête sur l'évolution de la notion psychiatrique de dépression, avec le passage d'une dépression basée sur le conflit entre désirs et morale, le refoulement, l'interdit… à une dépression traduisant un manque d'énergie et de désir. La compétition sportive, la télé-réalité, les addictions ou la dépression, sont utilisés par Alain Ehrenberg comme analyseurs des mutations de l'identité et du rapport entre identité et action. À chaque fois sont croisées plusieurs approches : historique, anthropologique, sociologique, politique.

Le culte de la performance
"Le culte de la performance prend son essor au cours des années 80 à travers trois déplacements. Les champions sportifs sont des symboles d'excellence sociale alors qu'ils étaient signe de l'arriération populaire. La consommation est un vecteur de réalisation personnelle alors qu'elle connotait auparavant l'aliénation et la passivité. Le chef d'entreprise est devenu un modèle de conduite alors qu'il était l'emblème de la domination du patron sur l'ouvrier."
"Ce culte inaugurait ainsi de nouvelles mythologies permettant à chacun de s'adapter à une transformation majeure : le déclin de la discipline au profit de l'autonomie. Épanouissement personnel et initiative individuelle sont les deux facettes de cette nouvelle règle du jeu social".
L'individualisme confronte à l'incertain. Chacun doit s'appuyer sur lui-même pour construire sa vie, l'inventer, lui donner un sens. Cela était auparavant limité au élites et aux artistes, "qui se sont les premiers construits autour d'une obligation d'incertitude". Ce mode d'existence est aujourd'hui celui de tout le monde, mais différemment dans les quartiers chics et dans la galère. La référence à soi comme mode d'action est un mécanisme général dans sa diversité : il est autant à l'oeuvre dans l'entreprise, la famille et l'école que dans le renouveau religieux, les groupes mystiques ou ésotériques. Partout l'action légitime se réfère à l'expérience, à l'authenticité, la subjectivité, la communication avec soi, avec l'autre, qu'il s'agisse de trouver Dieu ou un emploi".
Comme l'analyse Anthony Giddens, plutôt que d'individualisme il faudrait parler d'individuation : il s'agit moins d'un repli sur la sphère privée, d'un repli sur soi, que de l'attribution à l'individu du sens de sa vie. Plutôt qu'une perte de repères, il s'agit plutôt d'une multiplication des repères, liée notamment au développement de l'égalité. "Parce que chacun est plus égal, il prend en charge lui-même des problèmes qui relevaient de l'action en commun et de la représentation politique".
La frontière se brouille, la vie privée se modèle sur la vie publique : "un espace où l'on communique pour négocier et aboutir à des compromis au lieu de commander et d'obéir". L'individualisme contemporain est le produit de deux mutations parallèles : privatisation de la vie publique et publicisation de la vie privée. La fin des transcendances (Dieu, le progrès) impose à l'individu de devenir, dans l'incertitude, sa propre transcendance.

L'individu incertain
"Nous codons aujourd'hui une multiplicité de problèmes quotidiens dans le langage psychologique, et particulièrement dans celui de la dépression, alors qu'ils étaient énoncés, il y a encore peu, dans le langage social ou politique de la revendication, de la lutte, de l'inégalité". Nous sommes donc sommés d'être responsables de nous-mêmes à un point jamais atteint dans l'histoire humaine. Cette augmentation de responsabilité nous rend plus vulnérables.
Pour alléger ce poids et faciliter la capacité d'agir, nos sociétés offrent toutes sortes de possibilités que l'auteur regroupe en deux catégories : les moyens d'action sur soi de la pharmacologie (drogues illicites, anxiolytiques, antidépresseurs) et les mises en scène de soi des technologies de la communication (interactivité, reality-shows, cyberespace).
Dans un premier chapitre, Alain Ehrenberg analyse l'usage et les représentations de l'alcool, des drogues et des médicaments ("Sister morphine et Miss Prozac"). Pour comprendre pourquoi l'usage et l'abus sont distingués pour l'alcool et les médicaments, mais pas pour la drogue, pour laquelle un petit euphorisant ou un petit opiacé sont mis au même niveau, il formule une hypothèse audacieuse : c'est le rapport entre vie privée et vie publique qui le détermine. "Les drogues sont un raccourci chimique pour fabriquer de l'individualité, un moyen artificiel de multiplication de soi, qui suscite simultanément la hantise d'une vie privée illimitée, c'est-à-dire d'une société sans espace public, donc invivable".
L'hypothèse centrale d'Alain Ehrenberg est que "la généralisation de la recherche de sensations et le basculement de la télévision dans le terminal relationnel sont symptomatiques des troubles de la distance et de la confusion du public et du privé".

La fatigue d'être soi
"La fatigue d'être soi" est d'abord l'histoire de la dépression. Cette approche historique permet d'éclairer un déplacement fondamental, de la culpabilité à la responsabilité. Ce déplacement suppose l'effacement de la référence au conflit.
La dépression renvoie de moins en moins à la culpabilité et de plus en plus à l'inhibition. Ce n'est plus le refoulement de désirs interdits qui en est l'origine, mais "le poids du possible", la confrontation entre la notion de possibilité illimitée et celle d'immaîtrisable. Alain Ehrenberg cite Wittgenstein : "Tout est devenu si compliqué que, pour s'y retrouver, il faut un esprit exceptionnel. Car il ne suffit plus de bien jouer le jeu ; la question suivante revient sans cesse : est-ce que tel jeu est jouable maintenant et quel est le bon jeu ?". "Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie". Être propriétaire de soi ne signifie pas que tout est possible. La fatigue dépressive a remplacé l'angoisse névrotique. "La dépression et l'addiction sont les noms donnés à l'immaîtrisable quand il ne s'agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l'initiative d'agir". "À l'implosion dépressive répond l'explosion addictive, au manque de sensation du déprimé répond la recherche de sensations du drogué". Dépression et addiction seraient donc des pathologies de la responsabilité.



2) Quelques chapitres
Dans cette deuxième partie, je propose de présenter des extraits de chapitres qui, dans chacun des ouvrages, m'ont paru particulièrement éclairants.

2.1) "La compétition : une mise en forme de la contradiction démocratique"

Le caractère égalitaire de la culture moderne se traduit par le fait, qu'idéalement, "tous peuvent, a priori, entrer en compétition avec tous". "Seulement nous savons bien que tout le monde n'est pas égal devant l'égalité". "Nous sommes en principe égaux et en pratique hiérarchisés en fonction de principes non égalitaires parce que nous vivons dans une société stratifiée : les positions inaccessibles sont d'autant plus nombreuses que l'on descend dans la hiérarchie sociale".
Le sport vient résoudre cette contradiction en mettant en scène un individu quelconque, qui, par sa seule valeur, sort de l'anonymat et triomphe. "La valeur heuristique du sport consiste en ce qu'il permet de saisir l'expérience ordinaire des hommes ordinaires, une certaine mise en forme de la coexistence humaine [...], de la mesure de nos propres capacités dans un univers irréfutable". Le sport montre comment n'importe qui peut devenir quelqu'un. C'est une "illusion réaliste", qui "résout en imagination, c'est-à-dire sans rien modifier du paysage des structures sociales, un des dilemmes centraux de la condition démocratique, de notre expérience subjective et ordinaire de la vie : la tension entre égalité de principe des hommes et leur inégalité de fait. La compétition sportive dénoue cette tension en la rendant non contradictoire".
Le sport est populaire parce qu'il symbolise, mieux que le politique, la prise de l'individu sur son destin, sans la médiation d'une action collective. "On met en scène les aspirations égalitaires d'une société travaillée par les inégalités de tous ordres". Dans une analyse historique du hooliganisme, "la rage de paraître", Alain Ehrenberg montre la logique identitaire dans l'exemple anglais : "Dans une société où les barrières de classe ont beaucoup mieux résisté qu'en France et où les chances de mobilité professionnelles pour les ouvriers sont encore moindres, l'hooliganisme est une solution cohérente, malgré son apparente déraison, dans une situation qui, elle, est sûrement déraisonnable".
Dans une société du spectacle, de la singularisation spectaculaire, les hooligans manifestent la volonté de ne rendre visibles qu'eux-mêmes. Ils sont le reflet d'une société sauvage.

2.2) "Alcool public, drogue privée" (dans L'individu incertain)

"Pourquoi l'alcoolisme est-il un aspect de la consommation de l'alcool, alors qu'usage, abus et dépendance sont encore généralement confondus en matière de drogue ?"
L'hypothèse d'Ehrenberg est qu'il s'agit moins de réalité que de mythologie : l'alcoolisme demeure en France une activité largement publique, alors que la drogue renverrait au privé, et à un privé refusant, se coupant du public. "L'alcool est un moteur de parole, une dynamo de la communication. Il est le support d'une imagerie désordonnée de la sociabilité parce qu'il est à la fois assimilé aux classes populaires et au débit de boisson qui est leur chez-soi. Cette sociabilité s'oppose à celle de l'apéritif bourgeois dans l'espace domestique, définissant ainsi deux manières du bien boire selon l'appartenance sociale ; le mal boire est l'alcool pris chez soi et seul, le bien boire se déroule au café, il désinhibe l'individu et favorise la socialité".
Se référant à De Quincey, Alain Ehrenberg pose une question centrale des drogues : "celle d'une distance minimum à soi sans laquelle on perd contact avec autrui. L'ambivalence des drogues tient à ce qu'elles permettent d'accéder à moindre effort à l'expérience de l'individualité tout en confrontant celui qui en prend aux limites à partir desquelles il est prisonnier du produit". Dans un raccourci saisissant, Alain Ehrenberg résume cette mythologie : "Dépossession de soi-même ou recherche d'une plus grande maîtrise, la drogue est un raccourci vers le for intérieur. L'alcoolisme à l'inverse apparaît comme un raccourci pour la communication avec l'autre".

La conclusion de La fatigue d'être soi
"La dépression et l'addiction sont les noms donnés à l'immaîtrisable quand il ne s'agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l'initiative d'agir. Elles nous rappellent que l'inconnu est constitutif de la personne, aujourd'hui comme hier. Il peut se modifier, mais guère disparaître - c'est pourquoi on ne quitte jamais l'humain. Telle est la leçon de la dépression. L'impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l'homme est propriétaire de lui-même et source individuelle de son action.
La dépression est le garde-fou de l'homme sans guide, et pas seulement sa misère, elle est la contrepartie du déploiement de son énergie. Les notions de projet, de motivation, de communication dominent notre culture normative. Elles sont les mots de passe de l'époque. Or la dépression est une pathologie du temps (le déprimé est sans avenir) et une pathologie de la motivation (le déprimé est sans énergie, son mouvement est ralenti, et sa parole lente). Le déprimé formule difficilement des projets, il lui manque l'énergie et la motivation minimale pour le faire. Inhibé, impulsif ou compulsif, il communique mal avec lui-même et avec les autres.
Défaut de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé est l'envers exact de nos normes de socialisation. Ne nous étonnons pas de voir exploser, dans la psychiatrie comme dans le langage commun, l'usage des termes de dépression et d'addiction, car la responsabilité s'assume, alors que les pathologies se soignent. L'homme déficitaire et l'homme compulsif sont les deux faces de ce Janus". 1