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Marwan Mohammed. L’implication des jeunes dans le trafic local de drogues.

Marwan Mohammed, sociologue, a soutenu en 2007 une thèse intitulée « La place des familles dans la formation des bandes de jeunes » au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). En 2009, il a intégré le CNRS qui le nomme au Centre Maurice-Halbwachs.
Il a également animé un séminaire sur les normes et déviances à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses thèmes de recherche portent sur les normes, les déviances et la réaction sociale, les jeunesses populaires, les sorties de délinquances, le trafic de drogue et le racisme.
Il est l’auteur de divers ouvrages dont « Les Sorties de délinquance : théories, méthodes, enquêtes », aux éditions La Découverte, 2012 (publié sous sa direction) et « La Formation des bandes de jeunes. Entre la famille, l’école et la rue », aux PUF, en 2011.
Voici une prise de notes d'une conférence organisée par la Mission Métropolitaine de Prévention des Risques (MMPR)

"J'ai travaillé sur la formation des bandes, puis sur la sortie de la délinquance, ce qui concerne la plupart des délinquants. Mais certains sortent beaucoup plus tard : ceux qui s'engagent dans le trafic et pour lesquels il y a une prolongation de carrière dans la délinquance.
Un travail de recherche, des rencontres qui m'aident beaucoup ; vitales pour un sociologue, pour voir la diversité des configurations selon les territoires ; des dizaines d’entretiens avec les jeunes et avec ceux qui les recrute, leurs employeurs ; voir une réflexion sur les stratégies de management sur ce personnel-là
On est amené à parler avec les acteurs
Je ne suis pas le premier sociologue à travailler sur la question, des collègues le font depuis 30 ans ; la sociologie du trafic est séparée de la sociologie des usages ; pour les jeunes cette séparation n'a pas de sens ; on a peu étudié la question du rajeunissement, du trafic peu visible, en zone rurale, en milieu aisé ; peu d’éléments sur l'amont
Dans d'autres pays des études sur l'amont. La sociologie est focalisée sur les milieux populaires et le bout de chaîne.
j'y échappe peu mais j'essaie de travailler sur le milieu rural, et de ne pas focaliser sur les milieux populaire mais c'est difficile.
Chez beaucoup de professionnels, même de la justice et de la police, beaucoup de « à ce qui parait », des informations partielles, des doutes, des ragots, rumeurs, étudier n'est pas chose aisée.
Les questions des usages et des trafics sont presque inséparables, les jeunes sont consommateurs, une partie est impliquée pour financer sa propre consommation ; les jeunes massivement trafiquent du cannabis et participent au système de revente.
Un tableau de l'organisation le plus souvent une structuration pyramidale, mais ce n’est pas le seul mode. Un produit a été fabriqué quelque part, entre la production l'importation, la distribution et la revente il y a une segmentation qui renvoie à une division du travail.
Les acteurs ne sont pas les mêmes. Les grossistes à l'échelle régionale ne connaissent pas les producteurs, même si on voit émerger des productions locales (ça reste très minoritaire). Cette division du travail est aussi économique avec différents pouvoirs
Les spécialistes de l'importation ne font que ça, les spécialistes du transport se font une marge, avec soit des pros qui ne font que ça ou des français qui vont directement acheter, avec des go fast ou des go slow (ex : des retraités qui présentent bien)
Je n'ai pas rencontré de jeunes majeurs dans l'importation, ils sont en bout de chaîne avec deux fonctions, soit guetteur, soit charbonneur = soit revendeur-caissier, soit agent de sécurité ; certains sont rabatteurs
Selon les territoires il y a des configurations différentes.
On se focalise sur le trafic visible à l'échelle locale, mais une partie qui implique les jeunes n'est pas visible : ceux qui livrent à domicile, ils sont étudiants, travaillent et livrent. Des jeunes qui ont capital scolaire supérieur à ceux qui sont posés dans des spots. Ils ont un capital social, relationnel et dégagent un revenu grâce à leur portefeuille client
La structuration à l'échelle locale dépend de beaucoup de choses ; d'un quartier à l'autre, d'une ville à l'autre, c'est différent ; d'un spot à l'autre des managements différents, c'est une question importante qui va déterminer la façon de gérer le business, le rapport aux riverains, aux pros, aux pouvoirs publics locaux.
C'est facilement discuté entre trafiquants ; il y a deux stratégies : celle du « four », agressif, avec privatisation d'un immeuble, domination agressive sur l'environnement ; la liberté de circulation des habitants dépend des gérants ; à l'inverse il y a des techniques qui visent de bonnes relations avec l’environnement ouvrir les portes, porter les courses, ne pas uriner, ne pas salir…soft trafic ; Dans le premier cas les habitants auront une demande de sécurité ++, dans l'autre on peut avoir des alliances objectives.
L'aménagement du territoire a des conséquences directes. En face d'un métro, d'une fac, d'un lycée, en termes de marché c'est différent que dans un quartier pauvre isolé.
Le poids économique des gérants. Des gérants qui ne font que du détail et des zones de transit de gros et demi gros, des grosses têtes ; des gens qui viennent pour 25 g, 50 g mais aussi pour un kilo, deux. Plus le quartier est déserté par les services publics et plus la structuration est anomique ; à l'inverse la présence institutionnelle va obliger les pros à s’accommoder.
Il y a essentiellement des garçons ; j'ai croisé des jeunes filles dans la livraison, moins visibles ; les filles en poste dans des spots, c'est rare. L'âge varie entre 10 ans et je me suis arrêté à la majorité ; les petites mains entre 14 et 18 ans, en échec scolaire ou déscolarisés, déjà impliqués dans d'autres formes de délinquance ; les liens distendus et conflictuel avec leur famille ; je laisse de côté les rares familles où c'est une affaire familiale (là, pas de condamnation par la famille). Il y a souvent au contraire des familles où la condamnation est très ferme au début et moins ensuite.
Pour ceux qui livrent à domicile c’est plus périphériques, certains ne travaillent que l'été, c'est un job d'été. Une diversité de profils.

Quatre grandes logiques d'engagement Deux types de cooptation : quand les gérants cherchent des profils, des petits délinquants déjà un peu formés, qui connaissent les codes de la rue, savoir se taire, ne pas parler, respecter les secrets, puis il y a des jeunes portent leur candidatures, avec rapprochement physique progressif, « tiens tel discute de plus en plus avec untel »
Première logique: un jeune me disant : c'est pour me « défaucher » , que ce soit pour les guetteurs ou les charbonneurs.
L'argent sert essentiellement à la consommation : de shit, de vêtements, de nourriture, en fin de journée il ne reste pas d'argent ; payer un sandwich, faire tourner un joint, les logiques de solidarité ; pouvoir sortir de temps en temps ; les plus avisés, meilleurs gestionnaires, se paieront un scooter : les revenus varient selon les régions, les quartiers, base de travail 10h, 10h-20h, 3h-24h entre 50 euros et 100euros.
Marseille paye mieux mais le prix est variable selon le marché ; une partie est payée en shit, une partie n'est pas payée (on promet puis « bouge j'te paie pas ») le recrutement des guetteurs n'est pas exclusivement local ; les guetteurs circulent d'une zone à l'autre. Il peut y avoir des accords de gérants pour faire tourner du personnel trop cramé
Deuxième fonction : financer un projet ; des jeunes qui ont un objectif, par exemple financer son album, son studio ; un voyage ; le trafic comme banque locale ; on retrouve cette logique pour les gestionnaires, par exemple pour une licence de taxi, 230 000 euros ; deux ans de trafic puis il arrête. Un trafic ponctuel pour monter une entreprise : ils n'ont pas de fiches de paie, pas accès au crédit
3° logique : la volonté d'enrichissement. Ceux qui brassent le plus d'argent
Une 4° fonction : une débanalisation de la vie quotidienne cf Loïc Wacquant ; apporter de l'adrénaline, faire partie symboliquement d'un réseau subversif ; la rentabilité symbolique est moindre que l'affrontement physique entre bandes de quartier. Des jeunes ont des mots très durs à ce sujet.
C'est une expérience usante, d'où un sacré turn-over ; chez les guetteurs, observez : un vrai turn-over. Je fais le point avec des équipes : le gérant c'est souvent le même, le revendeur aussi ; un charbonneur gagne le double par jour, il concentre le risque pénal et donc gagne plus.
Les gestionnaires ont une bonne connaissance du droit pénal et des stratégies policières ; la drogue ne doit pas être au même endroit, si vous êtes interpellés impasse A et que la drogue est impasse B, le juge condamne rarement, la preuve est insuffisante.
Le pouvoir.
Les enjeux découlent de l'activité ; un trafiquant a un certain nombre d'obligations : gérer l'importation, le stockage, la revente, prévenir les interventions policières ; ne pas se faire avoir par les concurrents spécialisés dans le vol = exercer un pouvoir sur un territoire, maîtriser l'espace, réguler la parole, gérer tout cela.
Le pouvoir s'exerce en imposant la présence et les usages dans les lieux communs.
La question du statut de la présence, pouvoir de réguler la parole, le stationnement.
Quand un habitant vous demande de ne pas enregistrer avant qu'il ait fermé ses volets, a besoin vérifier, c’est le signe d’une peur de ce pouvoir.
D’où le plus grand mal des policiers pour recueillir des témoignages : mobiliser les écoutes pour compenser le manque d'accès à la preuve (pas à l'info : les policiers savent très bien qui fait quoi).
Ils ont l'info, pas la preuve. Pouvoir de mettre en insécurité n'importe qui, pro ou non ; pouvoir de mobilisation collective, pouvoir de limiter les libertés ; pouvoir démultiplié quand les formes de pouvoirs locaux s'allient à eux pour piloter un quartier.
Par exemple à Corbeil ; de façon moins spectaculaire il y a des alliances, le gouvernement de la rue avec la rue. Ce sont des choses peu présentes dans les sciences sociales ; aux Etats-Unis c'est étudié, en période électorale tout devient plus visible.
Usage de la violence et de l'intimidation, c'est le carburant, mais il n'y a pas que cela ; il y a aussi une philanthropie de la rue ce qui met en place un système de dette morale. Dans les quartiers c'est variable
Conséquence pour le travail des professionnels.
Dans la rue ces acteurs dominent, sont des acteurs forts alors que les professionnels du logement des centres sociaux ou de prévention sont des acteurs faibles. Ils n'ont pas les moyens d'imposer leur manière de voir à ces acteurs forts dans des zones moins régulées que le cadre institutionnel.
C’est une contrainte objective : comment elle est gérée : il y a toujours un accord, un équilibre qui se trouve, accord implicite ou explicite. Des formes de négociation faites parfois de manière inconsciente ; ex un bailleur social qui va négocier les horaires de ses salariés.
Des équipes de prévention qui ne peuvent passer où ils veulent ; des centres sociaux auxquels on impose des contrainte ; ex une équipe de prévention qui s'implante, et ne peut travailler si elle n'est pas autorisée, c'est tacite, certains lieux sont interdits.
Que faites-vous dans un chantier d'insertion pour un jeune qui a des horaires de guetteur : vous le mettez de côté ? Vous négociez ? Votre centre social, comment vous le gérer avec des coups de pression ; ces acteurs savent que l'intimidation fonctionne leur ouvre des espaces de manœuvre ?
Des municipalités ont des émissaires envoyés voir si une action est possible ou pas.

Date de cet article : 2014-10-16


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