Myriam David, analysant les causes de placement pointait ce risque : le problème qui a déclenché le placement peut vite apparaitre comme « la » cause unique : « La coexistence et l’intrication de problèmes multiples ; matériels, sociaux, familiaux et relationnels, constituent un ensemble prêtant le flanc à ce que ces divers éléments constitutifs deviennent à tour de rôle la circonstance qui déclenche activement le placement. »
Une recherche dirigée par Peter Voll et Andreas Jud, présentée plus loin, montre aussi que les mesures de protection traduisent avant tout l’activité des services. Ainsi, dans tel secteur, la PMI n’a pas les moyens de faire toutes les visites à domicile prévues et se concentre sur un quartier « sensible ».
Isabelle Fréchon (dans l’enquête ELAP présentée sur ce site) observe que « Si l’enfant n’a pas été repéré par les services sociaux, il ne peut être pris en charge.
Le “chiffre noir“ des enfants en danger non protégés "peut néanmoins être estimé a posteriori à partir d’enquêtes de victimation menée auprès d’adultes. Il s’agit alors de repérer dans l’histoire de la personne une série d’évènements de vulnérabilité qui amène ordinairement les services sociaux à mettre en place une mesure de protection.
Isabelle Fréchon cite l’enquête «Evènements de vie et santé » qui permet de « repérer les individus adultes qui ont connu au cours de leur enfance ou adolescence de “ graves manques d’affection ”, des « violences physiques » et des “ violences sexuelles ”, et ceci de manière répétée. Cette enquête permet aussi de savoir si la personne interrogée a bénéficié d’une prise en charge durant son enfance, à quel moment et pour quelle durée. 80 % des personnes ayant connu ces évènements au cours de leur enfance ou adolescence n’ont jamais été pris en charge (ni placement ni mesure en milieu ouvert). »
En France le rapport Naves Cathala (2000) avait été demandé par la ministre pour vérifier l’affirmation de l’ATD quart-Monde faisant de la pauvreté la principale cause de placement. Nous verrons que cette affirmation n’est pas vérifiée.
La précarité est plutôt un facteur aggravant l’ensemble des problématiques. Il est de toute façon difficile de définir la pauvreté comme cause ou comme conséquence des difficultés familiales. Les conflits dévastateurs, les ruptures répétées appauvrissent.
Après avoir présenté le rapport Cathala, nous verrons que la notion de « carence éducative » est mal définie et nous nous référerons aux travaux de l’ONU et du conseil de l’Europe pour approfondir les définitions.
Enfin nous présentons la recherche dirigée par Peter Voll et Andréa Jud, qui montre le rapport entre les causes de placements, les âges, le sexe de l’enfant et les relations entre parents et intervenants.
Rapport Naves Cathala (juillet 2000) : ce rapport se situe avant tout du côté des parents et du soutien de la parentalité. Dans un article de la revue "Lien social", Pierre Naves s’en explique : "l’objectif de ce rapport est bien de réduire les placements, non pas parce qu’ils sont mauvais en soi, mais surtout pour la douleur immense qu’ils causent aux parents. Or, la façon dont se décident les mesures éducatives ne respecte pas suffisamment les parents [...]"
Dans le même article Pierre Naves résume l’esprit des nombreuses propositions faites dans le rapport : "Nous proposons qu’un module dans le cursus de la formation initiale ou continue des travailleurs sociaux soit introduit pour améliorer le processus d’écoute directe de la parole de la famille. Être en mesure d’entendre et d’avoir du respect pour ces familles. Loin de nous l’idée que ces professionnels ne les respectent pas, mais il peut s’introduire une certaine routine de par leur surcharge de missions, et souvent ils font face à l’urgence".
Implicitement ce rapport porte donc sur l’absence de soutien aux parents, des parents décrits comme des victimes de la précarité, de la désaffiliation : "La pauvreté isole les familles des réseaux primaires de solidarité. D’abord de leur propres familles, parfois jugées dangereuses, avec lesquelles les histoires sont difficiles. Ensuite des relations de voisinage qui sont perçues comme menaçantes. Des services sociaux enfin, qui ont une image de placeurs d’enfants" (p. 28).
"S’agissant des "géométries familiales", la mission, dans les situations observées, a noté que majoritairement les enfants restent avec leur mère, celle-ci vivant soit seule (dans 52 cas sur 114), soit avec le père de l’enfant (26 cas sur 114) soit encore avec quelqu’un d’autre que le père (16 cas sur 114). Ils ne vivent que dans trois cas sur 114 avec leur père seul". 43 d’entre eux appartiennent à des familles de plus de trois enfants.
Le rapport de Pierre Naves et Bruno Cathala répond tout d’abord à une question, qui fait suite aux positions de l’association ATD Quart-Monde : la pauvreté est-elle la principale cause des placements ? Leur réponse est nuancée : non, mais...
"Aucun des enfants accueillis provisoirement ou placés, dont la mission a examiné la situation, n’a été séparé de “son milieu actuel” du seul fait de la pauvreté de ses parents, même s’il est impossible de nier l’importance du facteur “précarité” dans les séparations enfants parents subies".
Pour Pierre Naves et Bruno Cathala, si la pauvreté des parents n’est pas la principale cause des placements, c’est cependant un facteur presque toujours présent en arrière-plan, un facteur qui aggrave d’autres problèmes, principalement les carences éducatives, les difficultés psychologiques des parents, les conflits familiaux, l’alcoolisme, la toxicomanie, les maltraitances.
Le problème que je veux aborder dans ce texte est celui de la distinction, apparemment évidente, qu’opèrent les auteurs entre carences éducatives et les maltraitances.
Voici le tableau qui correspond à un échantillon de 114 situations :
Causes de l’accueil provisoire ou du placement |
| rang |
Logement | 13 | 8 |
Ressources financières | 3 | 13 |
Maltraitance : inceste, abus sexuels, sévices corporels... | 18 | 5 |
Difficultés psychologiques ou psychiatriques des parents | 29 | 2 |
Maladie des titulaires de l’autorité parentale ou de l’un d’eux | 7 | 9 |
Carences éducatives | 52 | 1 |
Conflit familial | 24 | 3 |
Alcoolisme, toxicomanie | 20 | 4 |
Fugue | 6 | 11 |
Absentéisme scolaire ou difficultés scolaires lourdes | 16 | 6 |
Troubles du comportement | 14 | 7 |
Problèmes médicaux pour l’enfant | 4 | 12 |
Mineure enceinte | 3 | 13 |
Tentative de suicide | 1 | 15 |
Autres | 7 | 9 |
TOTAL (supérieur à 114, plusieurs causes pouvant être citées) | 217 | |
Bien que cet échantillon soit limité, Pierre Naves et Bruno Cathala affirment : "Ces observations sont d’ailleurs confirmées, d’une part, par les entretiens que nous avons menés, avec les professionnels ou même avec les familles, et, d’autre part, par la lecture de nombreuses études" (citées dans le rapport).
Questions sur ces distinctions
Le problème est que le terme "carences éducatives" est peu précis et qu’à partir de ce terme imprécis de nombreuses analyses sont construites. Je voudrais montrer qu’une définition rigoureuse du concept de maltraitance interroge la frontière entre "carences" et "maltraitances".
Les définitions de la violence par l’ONU ou de la maltraitance par le Conseil de l’Europe intègrent les négligences (de même que les abandons et les privations).
Définition de l’ONU : "La violence fait référence à tout acte violent de nature à entraîner, ou risquer d’entraîner, un préjudice physique, sexuel ou psychologique ; il peut s’agir de menaces, de négligence, d’exploitation, de contrainte, de privation arbitraire de liberté, tant au sein de la vie publique que privée".
Définition du Conseil de l’Europe : 1) définition pratique ; 2) classification.
- définition pratique : elle donne une définition des abus qui englobe "les abus physiques ou sexuels, les préjudices psychologiques, les abus financiers, et les négligences et les abandons d’ordre matériel ou affectif".
- la classification, qui distingue six types d’exercice de la maltraitance :
- la violence physique, qui comprend les châtiments corporels, l’incarcération, y compris l’enfermement chez soi sans possibilité de sortir, la surmédication ou l’usage de médicaments à mauvais escient
- les abus et l’exploitation sexuels, y compris le viol, les agressions sexuelles, les outrages aux moeurs, les attentats à la pudeur, l’embrigadement dans la pornographie et la prostitution
- les menaces et les préjudices psychologiques
- les interventions portant atteinte à l’intégrité de la personne
- les abus financiers, les fraudes et les vols
- les négligences, les abandons et les privations, d’ordre matériel ou affectif, et notamment le manque répété de soins de santé, les prises de risque inconsidérées, la privation de nourriture ou d’autres produits d’usage journalier.
Dans la recherche menée à l’ADAPEI à ce sujet, les carences sont aussi analysées comme des maltraitances.
Dans cette étude, analyser la maltraitance suppose de définir 4 éléments : la question des critères (par exemple la fessée est-elle une maltraitance ?), la question des seuils (à partir de quel seuil passe-t'on de la "correction" éducative à la maltraitance ?), la question de l’intentionnalité, la question des effets.
C’est particulièrement sous l’angle des effets que la frontière entre carences éducatives et maltraitance devient incertaine.
Des effets comparables
Les effets des carences et des maltraitance peuvent être très comparables : un jeune enfant abandonné peut montrer les mêmes signes qu’un enfant abusé sexuellement (par exemple une masturbation compulsive) ; d’autre part elles peuvent être les deux faces d’une même incapacité d’un parent à contrôler ses actes. Carences et maltraitances sont peut-être les signes d’une liberté limitée du (ou des) parent(s) : d’un côté dans la capacité d’agir, de l’autre, dans la capacité de se contrôler.
Si la frontière entre "danger" et "risque de danger" est fragile, c’est aussi le cas pour une distinction fondatrice du secteur de la protection de l’enfance.
Une distinction fondatrice
Le secteur de la protection de l’enfance est anciennement organisé autour de la distinction entre les situations de danger pour la santé, la moralité et l’éducation de l’enfant (prises en charge judiciaires) et les situations de risque de danger (prises en charge administratives par l’Aide sociale à l’enfance).
De nombreux rapports ont pointé l’insuffisante différenciation entre les deux types de prise en charge dans les établissements de l’Aide sociale à l’enfance et dans les établissements associatifs (où les juges des enfants et l’ASE confient les enfants placés judiciairement et/ou administrativement).
Mais les placements administratifs ne sont pas plus simples et peuvent être parfois plus longs que les placements judiciaires.
Violences "en creux", violences "en bosses"
Les travaux du Sénat ont permis d’entendre de nombreuses personnalités qualifiées du travail social. Beaucoup pointent l’importance de repérer les violences "en creux", et pas seulement les violences "en bosses".
La principale cause des placements
Il me semblait que la dramatisation des maltraitances et la banalisation des carences éducatives sont également dommageables pour le travail avec les familles, pour le soutien de la parentalité. Cette réflexion nous conduit à poser autrement cette question : comme le pointait Myriam David (dans ce que beaucoup de travailleurs sociaux considèrent être la "bible" du placement familial : Le placement familial : de la pratique à la théorie), il ne peut y avoir de placement sans fragilité des liens. Le meilleur soutien de la parentalité consiste alors à analyser cliniquement ce qui fragilise les liens.
La recherche dirigée par Peter Voll et Andreas Jud
Dans cette recherche menée en Suisse, les mesures de protection sont associées dans 71% des cas à des « enfants pris en étau dans le conflit parental ». La deuxième cause est celle des carences affectives (15%) puis la maltraitance physique (6%), les conflits d'autonomie (5%), les cas d'abus sexuel (3%).
Cette différence énorme sur la part des conflits dans le rapport Naves-Cathala et dans cette recherche tient sans doute à des différences culturelles majeures : en Suisse, si à la naissance le père de l'enfant n'est pas désigné par la mère, il y a automatiquement une curatelle, pour défendre le droit de l'enfant à connaître ses origines. C'est aussi une approche morale, très calviniste : c'est au père, et non à l'état, d'être le premier protecteur de la mère et de l'enfant.
D'autre part la justice intervient beaucoup plus dans les divorces (en Suède et en Allemagne une médiation est obligatoire s'il y a un enfant de moins de seize ans lors du divorce).
Par comparaison, on peut voir qu'en France l'absence très généralisée de collaboration entre le juge des enfants et le juge des affaires familiales a des effets négatifs sur la protection de l'enfance.
Cela a d'ailleurs poussé la défenseur des enfants,Dominique Versini, en 2008, a produire un rapport spécifique sur cette question :"l'enfant au cœur des séparations parentales conflictuelles".
Andréas Jud propose six catégories, à partir de l'approche de Münder : Les trois formes de maltraitances : physiques, sexuelles (aux définitions peu contestées), psychologiques; les carences éducatives ; les conflits d'adultes autour de l'enfant ; les conflits d'autonomie.
En référence à Brofennbrenner (1979), il ne s'agit pas de caractéristiques propres à l'enfant, mais « des configurations qui trament de multiples façons son environnement ».
Les catégories des maltraitances psychologiques et les carences éducatives sont soigneusement définies par Andréas Jud, toujours en référence aux travaux de Münder.
Il note qu'elles sont les plus fréquentes et les moins définies des notions. La négligence peut essentiellement se définir comme le fait de ne pas répondre aux besoins de l'enfant, activement ou passivement. Centrée sur l'enfant et ses besoins elle ne se réfère pas à son caractère intentionnel ou non.
Le plus souvent c'est parce que les parents sont dépassés du fait de problèmes multiples, les plus fréquents étant la pauvreté, la toxicomanie, les troubles psychiques.
Par maltraitante psychologique, deux types de comportements sont désignés : ceux qui terrorisent l'enfant ; ceux qui « le rabaissent, l'humilient, le surmènent ou lui donnent le sentiment d'être rejeté et de n'avoir aucune valeur. » (p 38)
Introduit par Münder et all (2000), le conflit d'autonomie se rapporte « au processus d'autonomisation de l'adolescent vis à vis de ses parents. « La confrontation sur fond de crise provient du décalage dans les représentations normatives des uns et des autres. » (p 39). On ne parle de conflit que si la famille n'arrive plus à maîtriser ce processus propre à l'adolescence.
Les conflits d'adultes autour de l'enfant sont avant tout liés aux séparations parentales conflictuelles mais comprennent aussi les conflits entre parents et parents nourriciers, parents et grands parents.
"La plupart des conflits d'adultes autour de l'enfant ont en commun le mépris pour la relation que l'enfant entretient avec une autre personne de référence."