philippefabry.eu, pour la formation en travail social


Philippe Fabry » Formation » Cours et conférences en lignes » Paul Ricoeur. "L’éthique dans le champ éducatif"

Paul Ricoeur. "L’éthique dans le champ éducatif"

Cette conférence a été donné par Paul Ricoeur à l'Institut régional de travail social (IRTS) de Paris Île-de-France, en 1992, sous ce titre : "L’éthique dans le champ éducatif"

"Je vais suivre comme plan la réponse aux questions qui m'ont été soumises par monsieur Jacques Marpeau, formateur, et en tenant compte de la lecture que l'on m'a dit laborieuse que vous avez faite de l’article dans l'encyclopédie sur « éthique et morale ».
Alors je partirai de cet article et des principaux concepts qui sont employés là pour vous conduire vers des problèmes orientés vers la formation, vers les problèmes de l'éducatif, puisque le sujet de l'intervention qui m’a été proposée c'est l'éthique dans le champ de l'éducatif.
Je vais donc orienter mon exposé dans ce sens-là d'abord en partant de la distinction entre éthique et morale. L’usage s’est de plus en plus imposé d'employer éthique et morale dans des contextes différents et dans des intentions différentes ; par exemple vous avez un « comité consultatif d'éthique médicale », on ne l'a pas appelé « morale médicale » et d'autre part, il y a certainement une mauvaise réputation du mot morale, alors qu’éthique est peut-être plus noble.
Mais il y a une raison beaucoup plus profonde, c'est que les deux mots appartiennent à deux traditions différentes de la philosophie. Il y a la grande tradition qui vient des grecs et où le mot éthique veut dire les mœurs, alors que son équivalent en latin a donné « ethicus », la morale.
Donc vous voyez que c'est le mot grec « éthique » qui est passé dans le latin « morale ». Mais c'est le mot morale qui s'est imposé pour les modernes à partir du 18e siècle et principalement à partir du philosophe allemand Kant.
Donc une origine grecque du mot éthique et puis une origine moderne liée à la philosophie du sujet comme nous le verrons tout à l'heure.
Au départ ce sont deux synonymes stricts puisque l’un dit en grec ce que l'autre dit en latin ; les mots sont les mêmes mais les usages différent.
Alors on peut dire en gros que l’on emploie le mot éthique lorsqu'il s'agit non pas directement de normes de règles, d'interdictions, mais d'orientation générale de la vie ; ça c'était le sens justement de l'éthique pour les grecs : il n'est pas question de savoir quel est le permis et quel est le défendu mais quelle est la visée, la visée de la vie. Pour les grecs c’est lié au bonheur, de quelle façon nous atteignons le bonheur, disons très largement, l'accomplissement.
Alors c'est ce sens tout à fait positif d'orientation d'une vie vers son accomplissement, et donc le trajet, qui peut être appelé éthique. J'ai dit tout à l'heure que c'était les grecs qui avaient donc fondé ce terme, il y a un grand traité du philosophe grec Aristote qui s'appelle « Ethique à Nicomaque ». Plusieurs d'entre vous en ont entendu parler mais ce sens subsiste longtemps puisque le philosophe du dix-septième siècle Spinoza, philosophe juif hollandais, écrit un livre qui s'appelle « L’éthique ».
Donc voyez que ce mot n'est pas une fantaisie des modernes pour les comités d'éthique et cetera ; c'est une grande et vieille tradition d'appeler éthique tout ce qui concerne la recherche fondamentale des lignes de vie si l'on peut dire des lignes de force d'une vie accomplie, d'une vie réussie et on réserve alors le mot morale au domaine des obligations sous la forme négative surtout des obligations, des interdictions.
Ce que je voudrais montrer dans la première partie de mon exposé c'est que nous avons besoin des deux termes et des deux notions car nous avons besoin d'une part de notions positives et dynamiques, si vous voulez liées à l'éthique, mais aussi nous avons besoin de notions normatives, voire même d'interdictions.
Je fais simplement allusion à « tu ne tueras pas ». C’est bel et bien une interdiction. Alors pourquoi justement ne peut-on pas se contenter purement et simplement de conseils, quelle est la place de l'interdiction ? Ça peut avoir une incidence, vous me le direz d'ailleurs tout à l'heure, dans le travail de l'éducateur parce qu'il faut dire non quelque part.
Alors restons un moment du côté de l'éthique et même restons le plus longtemps possible dans l'éthique, pas trop longtemps, je le promets, mais pour retarder en quelque sorte le moment où l’on va introduire la norme, l'obligation, l'interdiction. Alors dans ce petit article et surtout dans un travail beaucoup plus long que j'ai publié sous le titre « Soi-même comme un autre », un livre difficile, assez technique, j'ai adopté un schéma ternaire pour faire comprendre ce que j'entends par éthique.
Une articulation ternaire et je dis la phrase qui va nous servir de fil conducteur : le souhait d'une vie accomplie pour soi, numéro 1 ; avec et pour les autres, numéro 2 ; dans des institutions justes, numéro 3.
Et donc vous voyez ce que je voudrais montrer, qu’il y a déjà une très grande richesse dans cette notion d'éthique et d'une certaine façon plus de richesse dans celle d’éthique que dans celle de norme, qui va se refermer sur le normatif, sur l’obligatoire.
Je reprends les trois points : le souhait d'une vie accomplie pour soi-même, pour dire que c'est la première personne du singulier.
Qu’est-ce qui caractérise comme éthique, et pas simplement comme psychologique, ce souhait profond ?
D'abord parce qu’est contenu dans ce souhait un élément d'estime de soi, qui qualifie donc éthiquement ce souhait d'une vie accomplie. Une estime, précisément de soi comme capable d'agir pour des raisons, pas simplement sur des impulsions.
Comme capable en outre de choisir selon une hiérarchie de préférences donc d'établir une hiérarchie de préférences dans ses propres options. Et donc avec cette notion de préférence vous voyez qu'il y a l'idée que quelque chose vaut mieux que quelque chose d'autre. Il y a déjà des valeurs en pointillés, ici quelque chose vaut mieux que quelque chose d'autre.
Alors être capable d'agir selon des raisons, des raisons de valoir mieux. Et je m’estime capable de rester fidèle à mon projet, pour des raisons. Ça reste dans la tête, les raisons, les préférences aussi, mais c’est vraiment dans l’action que s’éprouvent des préférences.
Pour exprimer cela, la langue française à un très joli mot, le mot initiative, qui veut dire commencer quelque chose. Commencer quelque chose, au premier abord ça paraît très banal et très simple mais je ne vous cache pas que ça couvre des problèmes philosophiques considérable, parce que nous nous sommes pris dans des chaînes de causes et d'effets dans le monde. Notre corps fait partie des corps et il fait partie donc des choses et il n'empêche que nous estimons et nous nous estimons parce que nous pouvons commencer quelque chose.
J'insiste d'ailleurs sur ce verbe commencer parce que nous avons une familiarité presque quotidienne : on commence un travail, on commence une vie professionnelle, on commence une vie d'amitié ou une vie amoureuse ; commencer, continuer finir, ce sont des opérations significatives.
Donc là vous avez une sorte d'insertion dans le temps, n'est-ce pas ; le commencement c'est un premier moment dans une suite. Voilà ce que je voulais dire à propos du premier terme, le souhait d'une vie accomplie et donc qui est marqué, sanctionné éthiquement, par cette estime de soi et cette estime qui porte sur la capacité d'agir pour des raisons de préférer selon une hiérarchie de valeurs et la capacité d'initiative.
Alors je reviendrai pour la fin sur le mot capable parce que c'est là que le virage vers l'éducation et la pédagogie viendra, parce que les êtres que vous avez, nous avons, en face de nous, surtout si nous sommes dans une situation d'éducation, ne sont pas eux-mêmes des êtres accomplis. Nul d'entre nous est un être accompli mais il est tout à fait particulier dans une relation de d'éducation que nous ayons affaire à des êtres dont nous voyons seulement les potentialités et peut être aussi, dans les cas qui sont les vôtres, les potentialités empêchées, des potentialités entravées.
Ce que nous estimons, c’est non pas la réussite mais la capacité alors cette notion d'être capable de, est vraiment à entourer d'un cercle.
Le second terme, c'est donc avec et pour les autres. Ceci est d'abord banal et évident mais doit être réfléchi, je dirais philosophiquement, parce que cela signifie que l'on n'est pas soi-même non seulement sans un autre mais sans la médiation d'un autre.
C'est d'ailleurs souvent les autres qui attendent de nous quelque chose et c'est parce qu'ils attendent de nous quelque chose que nous sommes, comme nous le dirons tout à l'heure, responsables. Par conséquent l'appel, la sollicitation, vient bien souvent de l'autre. Mais ce qui est plus précis au point de vue éthique, c'est que ce que nous recherchons à travers ce rapport avec autrui c'est autant que possible un rapport de réciprocité, de reconnaissance mutuelle.
Là, ça cesse d’être banal car nous sommes bien plus souvent dans des situations inégalitaires. Je ne pense pas simplement au point de vue social mais justement au point de vue des capacités, sur le plan des capacités. Et un des problèmes de l'éducation, c'est de rétablir autant qu'il est possible une certaine réciprocité. Pourquoi ? Parce que ce que nous poursuivons à travers cette recherche de réciprocité, c'est la reconnaissance.
Être reconnu par l’autre et reconnaître l’autre, cette notion de reconnaissance est absolument centrale, et justement, elle module sur des cas d'égalité et des cas d'inégalité. Le modèle que nous aurions d'une réciprocité égale, c'est l'amitié.
C'est pourquoi dans l'Antiquité, il y avait beaucoup de traité qui portaient sur l'amitié et de grands textes grecs et latins les latins, les moralistes latin comme Sénèque. ça porte sur l'amitié plutôt que sur l'amour parce que dans les sociétés antiques il n'y avait pas tellement un modèle de réciprocité dans l'amour hétérosexuel, avec la subordination de la femme à l'homme. Ou alors c'était l'homosexualité qui pouvait servir de modèle de réciprocité ; chez les grecs c'était souvent le cas mais alors ça donnait un cas particulier de l'amitié, un genre d'amitié sexualisée.
A partir de ce niveau d'égalité vous pouvez avoir des rôles renversés, soit que l'un est supérieur à l'autre, par exemple en savoir et c'est la relation qui était souvent méditée par les anciens, par exemple Saint Augustin, le rapport du maître à disciple. Tous les rapports d’enseignement sont de ce modèle-là.
Cela me rappelle un souvenir, en 68-69 j'étais doyen l'université de Nanterre et une fois le bureau était envahi et j'étais coincé par des ultra-gauchistes qui me disaient : « mais enfin qu'est-ce que vous êtes de plus que nous ? ». J’ai dit « je ne sais pas trop, je sais qu'une seule chose, je crois avoir lu plus de livres que vous », et d'ailleurs ça les avait presque convaincus.
Ça partait justement d'une volonté d'obtenir immédiatement l'égalité, mais souvent l'égalité, elle est différée.
Chacun rattrape son écart de culture comme il peut, mais il reste qu’il n'y a pas de relation d'enseignement je veux dire de maître à disciple dans le cas des grands maîtres, sans néanmoins une reconnaissance, au moins la reconnaissance par celui qui sait moins de la supériorité de celui qui sait plus. Si bien qu’on a toujours besoin de cette reconnaissance de l'autre quand on est dans une position d’avantage de supériorité comme celle justement de celui qui sait plus.
Un problème plus subtil certainement est l'inégalité que créée la souffrance. Il est certain que celui qui soigne est dans une position de puissance par rapport à celui qui est qui est malade, qui est blessé par la vie, handicapé, et donc là il y a une situation d'inégalité, d'inégalité de puissance à moindre puissance.
Le problème justement c’est de rétablir le degré le plus élevé possible de réciprocité dans une situation qui n’est pas au départ une relation de réciprocité. Vous voyez pourquoi j'insiste tellement sur ce rapport à l'autre avec toutes les difficultés que comporte justement là la difficulté d'établir quelque chose de semblable à l'amitié dans des situations qui ne sont pas définis au départ définies par cette réciprocité.
Et les inégalités ont des raisons qui peuvent être tout à fait différentes. Je ne m'occupe pas alors des situations qui ne sont pas les nôtres et qui n’ont jamais été les miennes non plus, celles de se trouver dans des rapports hiérarchiques dans l'entreprise. Il y a toutes sortes de situations d’inégalité, de non-réciprocité, dans les situations hiérarchiques dans la société et justement le problème c'est de les faire fonctionner avec un minimum de reconnaissance dans l'inégalité.
J’ai étudié cela avec Saint Augustin, en particulier le problème du maître et du disciple, que vous retrouvez chez un philosophe contemporain, Emmanuel Levinas, pour qui visiblement le modèle de l'autre c'est quelqu'un qui qui m'est supérieur en justice, un maître de justice.

Question d’une étudiante : en créant la réciprocité, est-ce qu’on ne peut pas créer un lien fusionnel ?
P R : J’ai peut-être une méfiance exagérée par rapport à cette notion de fusionnel, parce qu’il me semble qu’il faut trouver la juste distance, que chacun soit à sa place. On en parlera dans la discussion tout à l’heure, ces rapports de proximité et d’éloignement, trouver la juste distance, sa juste place, parce que le fusionnel est étouffant… je dirais que c’est la réciprocité à bon marché. Il n’y a pas réciprocité quand il y a la fusion, on ne fait plus qu’un, pour la réciprocité il faut être deux, des êtres distincts qui se reconnaissent dans leur différence.
Tous les problèmes que j’ai évoqués, reconnaissance, amitié, réciprocité, le modèle du maître, supposent des êtres distingués. Ce qui est exprimé d'ailleurs au niveau d'un pronom personnel « je » et c'est : pas d'estime de soi sans le rapport à l'autre, un rapport de sollicitude que j’avais appelé un « tu ».
Question : quelle place que vous donneriez à la séduction par rapport à la reconnaissance du maitre ?
P R : Dans la séduction, ça dépend de quelle situation vous évoquez. Je vais prendre l’exemple de la parole ; quand on veut capter la bienveillance d’un auditoire, d’un vis-à-vis en plaisant ; et là aussi, plaire, je dirai que c’est un accord à bon marché. Il y a une captation émotionnelle, surtout si la motivation est sexuelle, ce qui me paraît le cas classique français du séducteur.
Dans la relation d’enseignement vous avez deux extrêmes, d’un côté la puissance de celui qui sait qui écrase celui qui ne sait pas et, à l’autre côté, la séduction – vous savez mieux que moi…- Là encore il faut que chacun trouve sa juste place et savoir varier la proximité et la distance. La séduction est un mode de recherche de fusion. Vous vous mettez à ma place et je me mets à votre place, c’est un mot fameux de Freud, très opposé à la relation de séduction dans la cure psychanalytique : « Si j’essaie de prendre la place de l’autre, où l’autre va-t-il se mettre ? »
Il ne faut pas prendre la place l’autre émotionnellement, il faut lui laisser sa place.
Je veux dire quand même quelque chose de la troisième composante, « dans des institutions justes ». Ça peut vous paraître bizarre qu'on ne s'arrête pas à « je » et à « tu », mais justement, j’insiste beaucoup sur le fait que nous vivons et agissons et réagissons les uns sur les autres toujours dans un milieu institutionnel, c'est à dire dans des relations sociales qui ne sont pas définies par l'amitié et l'amour mais qui sont justement des relations de justice.
Et tout à l'heure, n'est-ce pas, on a parlé à propos de la fusion entre « je » et « tu » ; ce qui manque c'est le « il », le tiers, et au fond quand il y a deux, il y a toujours la possibilité de la fusion ; quand il y a trois il y a la nécessité de l'institution et pour mettre en place deux par rapport à un et un par rapport à deux. Mais remarquez qu’une grande partie des relations que nous avons avec autrui sont des relations qui ne sont pas sur le modèle ni de l'amitié ni du maître et du disciple ou du soignant au soigné, mais vraiment à des inconnus.
Des inconnus, mais avec lequel nous sommes dans des relations néanmoins importantes qui sont des relations de citoyenneté et c'est tellement important que les crises politiques les plus fondamentales de notre temps, causées par la xénophobie, se posent exactement ce niveau-là.
Il ne se pose pas au niveau des relations courtes de « je-tu » mais au niveau de relations beaucoup plus globales d'appartenance à des communautés historiques, qu'elles soient de culture, qu'elles soient de tradition, qu'elles soient de religion ou autre, c'est toujours dans un milieu institutionnel que nous sommes en relation avec des autres qui ne seront jamais des « tu ». C'est ça qui est important, la relation aux « tu » est une relation privilégiée et au total rare par rapport aux autres relations. Dans ce maillage social de combinatoires de rôles, c’est sur ce fond-là que se dessinent les relations électives, choisies.
Au plan le plus fondamental, premier avant même la morale, donc déjà au plan de l'éthique il y a la justice. La justice c'est je dirais deux choses, nous avons deux idées de justice : la première c'est l'égalité de tous devant la loi, on ne fait pas de distinction de personnes quand elles tiennent des rôles identiques ; donc les porteurs de rôle identiques doivent être traités identiquement. Enfin nous aussi tenons beaucoup à l’égalité devant la loi définie uniquement par le rôle tenu ; et puis d'autre part un élément de correctif de la justice, qui corrige les inégalités, c'est la demande de justice qui est beaucoup moins formelle, plus concrète, substantielle, c'est la demande d'égalité des chances. On corrige des inégalités soit de la nature, comme des handicaps, des différences d'aptitude, et cætera, soit de différences sociales, bien entendu tenant à la richesse, à la position privilégiée ou autre.
Traditionnellement on nomme cette première notion de justice, justice distributive, celle qui distribue les rôles avec l’idée que tout le monde est égal et justice corrective, celle de correction des positions initiales. Si j'insiste tellement sur cet élément institutionnel, c’est justement pour sortir de ce qu'il y a d’un peu étroit, fermé, dans la relation « je-tu ». Il est extrêmement important que nous introduisions le tiers et, au sens le plus large du mot, c'est le rappel que l'homme est un animal politique, en prenant politique au sens d'appartenir, avec tout le réseau institutionnel que constitue la cité politique. Sinon nous serions toujours la proie des relations décrites tout à l’heure, fusionnelles ou de captation séductrice. C’est aussi la position dans l’institution qui créée une juste distance entre les gens, qui les met à leur place, dans un rôle ; bien sur il faut savoir sortir de son rôle mais c’est très important – je dirais presque - d’être d’abord protégé par un rôle qui commence à vous identifier aux yeux des autres. On ne peut pas faire de l’amitié un modèle universel de toutes les relations. Je suis en relation avec un postier, que peut-être je ne verrai jamais, mais je suis en relation avec un fonctionnaire des postes. Ce qui définit ces relations ce sont donc des relations institutionnelles.
Ceci me fournit une transition avec la deuxième partie, qui est donc la norme, donc le plan proprement moral. Alors, pourquoi ne peut-on pas concevoir une éthique qui ne comprenne que des souhaits, si vous voulez des désirs, et pas du tout d'interdictions ? On ne le peut pas parce qu’intervient la violence et je vais dire tout de suite que je prends la violence dans un sens extrêmement large, pas seulement les coups et blessures, l’assassinat, mais justement l’exercice d'une volonté plus forte sur une volonté plus faible dans toutes les situations inégalitaires dans lesquelles nous sommes plongés. Alors il faut qu'il y ait quelque part une interdiction pour protéger la sphère d'exercice de pouvoir de l'un contre les empiètements de la sphère de pouvoir de l'autre. Nous sommes obligés de partir de quelque chose que nous n’aimerions pas voir qui est le caractère illimité des formes de conflits.
Et c'est parce que je suis, nous sommes, dans des situations indéfiniment conflictuelles c’est pour cela qu’il faut l'interdiction ; alors j'insiste un peu là-dessus parce que nous aimerions voir un peu les relations sociales sur le modèle suivant : nous sommes un acteur social, un agent, comme vous voulez, un agent historique pour employer le vocabulaire de certains sociologues, et puis il y aurait d'autres agents avec qui nous avons des relations de coopération, puisque c’est comme cela que la société fonctionne, agent plus agent. Mais nous avons je dirais une relation agent-patient c'est à dire qu’en agissant nous agissons sur les autres en exerçant un pouvoir.
Tout pouvoir est secrètement tyrannique, je veux dire qu'il y a une impulsion notamment à exercer le pouvoir sur l'autre de deux façons : un, la victimiser et je pense d'ailleurs que cette ce processus de victimisation traverse toute la société de part en part. Je reviens au modèle dont j'ai parlé tout à l'heure, à propos de la seconde personne, maître-disciple. Il est frappant de voir qu’il y a un autre qui est opposé à maître, c’est esclave. Nous jouons toujours entre ces deux relations, maître-disciple et maître-esclave et d'ailleurs même la relation d'enseignement la plus pacifique qui soit peut, est toujours menacée de pulsions esclavagistes et y répondent d'ailleurs des pulsions de soumission, parce que très souvent il est plus économique, au sens freudien d'une économie des pulsions, c'est plus économique d'être soumis que d'être un agent qui prend l’initiative qui est qui est, comme je le dirai dans la quatrième partie, qui est responsable. La soumission est une tentation symétrique de la tentation d’exercer un empire, une maîtrise sur l’autre.
Le couple maîtrise-soumission est un couple -je ne dirai pas pervers- mais qui pervertit toutes les relations et en tout cas qui fige les relations inégalitaires, les fossilise. Alors, quand je parle de violence, je pense justement à toute la gamme des relations dans lesquelles la tendance à exploiter l'autre fait partie de l'action et de l'exercice de notre propre pouvoir. La violence n'est pas simplement physique, elle peut être psychique, en ce sens que par la parole, la simple parole, peut être une parole violente si elle use de tous les ressorts d'intimidations ; à l'inverse de la séduction, mais qui n'est pas moins redoutable que la séduction, l'intimidation qui consiste à fixer l'autre dans sa relation de petitesse là par rapport à celui qui se considère comme grand par rapport à celui qui est petit. Dans ce sens des formes de violence dans le langage ne sont pas du tout visible par du sang, que ce soit toutes les perversions du langage partant de la calomnie, de la diffamation, de la médisance, et d’abord du mensonge, la trahison de la parole donnée, les promesses non tenus, vous avez toute une palette ou au plan du langage, la relation est pervertie.
Donc là je dirai dans la sphère sexuelle, que Freud a tellement bien explorée, ce n'est pas le désir comme tel qui ne comporte aucun élément de mal, de méchanceté, mais c'est la relation possessive, ce que Freud a appelé sadisme et la forme sadique est la forme très voyante de cela, qui, retournée contre soi-même, devient masochisme et le couple sadomasochiste nous montre comment, dans la sphère du désir qui est une relation innocente en tant que telle, intervient une relation de violence, d’exploitation.
Historiquement les femmes en ont été plus victimes que les hommes, c’est pourquoi le mot viol apparaît proche du mot violence, ce n’est pas par hasard que ce soit le même champ sémantique. Quand on entre dans les formes pathologiques étudiées par Freud, du sadisme, vous avez la forme inverse du masochisme, de celui qui veut souffrir, du plaisir de la soumission, le plaisir de la soumission sexuelle et donc qui serait comme la réciproque, l'autre face de la relation de domination, parce qu'on voit que la notion de pouvoir peut tout infiltrer, le langage, la sexualité, l'action sociale bien entendu et cætera.
Alors je pense que c'est cela qui rend inexpugnable la position de la loi, c'est à dire de l'impératif, la forme impérative « tu dois », « tu ne dois pas » ; alors quel est le contraire de la violence ? C'est là où se situe la forme moderne de la morale, c'est la recherche d'une certaine universalité dans la formule du devoir. C'est là certainement ce qui distingue la philosophie morale des moderne de la philosophie éthique des grecs, qui portait sur le rapport que nous avons au bonheur, comme j'ai dit tout à l'heure. Depuis Kant on a cette réflexion, probablement parce qu’au 18e siècle la réflexion est très marquée par l’expérience assez terrible de l'histoire comme étant une histoire des guerres, histoire des révolutions, des conflits, tous ces rapports de force qui avait été étudiés au plan politique par Machiavel, par Hobbes, et cætera, et donc un certain pessimisme sur la nature humaine : le mal est partout sous la forme des figures innombrables de la violence.
Ce que Kant a apporté dans cette réflexion, c’est que la norme veut être valable pour tous, ce qui est le contraire de l’empiètement de l'un sur le domaine de l'autre et donc la violence est très locale, particulière, singularisante tandis que la norme peut être universelle. Alors je ne veux pas vous embarquer dans la philosophie Kantienne mais je vous donnerai quand même deux formules typiquement kantiennes et qui nous permettent de bien distinguer la morale et l’éthique : « agis toujours de telle façon que tes projets (ce qu'il a appelé la maxime de ton action) vaillent universellement ».
Cela veut dire : « voudrais-tu que les autres en fassent autant » ; et si les autres en faisaient autant, alors c'est toi qui serais la victime ; c'est donc la possibilité de se mettre à la place de celui qui est victime de mon pouvoir. Question : est-ce une morale chrétienne ?

P R : je ne parle pas de l’aspect religieux de la morale ; Je ne pense pas qu’il y ait une morale chrétienne, il y a une morale universelle et une vison chrétienne sur la morale, qu’on partage ou qu’on ne partage, liée essentiellement à la figure du Christ, mais je n'ai pas besoin pour dire ce que je dis ici dans une enceinte laïque mais que j’enseignerais n'importe où y compris dans une faculté de théologie catholique comme ça m'est arrivé, la morale est une morale commune je pense que tout le monde peut comprendre ce que c'est, des formes de visages très particulier de la vie morale qu'on appelle des vertus, comme le courage, l'hospitalité, la bienveillance, peut-être la frugalité… mais je prends par l'hospitalité ; voilà une valeur qui me paraît universelle. L’étranger, comme dit l’ancien testament, tu dois le traiter comme un ami, il est sous ta protection.
L’hospitalité est un très bon exemple d’une vertu universelle.
Alors je reviens à mon argument qui était que le critère d’une norme est qu’elle peut s’appliquer à tous. Cela pose beaucoup de problèmes : il y a la différence des cultures, la différence des civilisations, vous direz : le voleur on lui coupe une main en Irak ou en Arabie saoudite, c’est possible, mais il y a au moins une idée, tout le monde sait ce que c’est de voler. Il y a des punitions différentes, mais il y a l’idée de prendre ce qui ne nous appartient pas. Le raisonnement qui justifie que l’on condamne le vol, c’est qu’on ne peut pas transformer l’idée de voler en règle universelle, parce que je vole mais à condition que je sois seul à voler, que voler soit une exception, c’est cela la norme : si tous les autres en faisaient autant, qu’arriverait-il ? C’est la même chose pour le mensonge. Un mensonge ne fonctionne que parce que je présume que tout le monde ne ment pas quand il parle. Parce qu’alors la confiance dans la parole et je dirai même dans le langage en général disparaitrait.
Le langage ne fonctionne que si je crois : vous pensez ce que vous dites et que vous dites ce que vous croyez qui est vrai. Mais si vous dites autre chose que ce que vous savez être vrai, c’est cela mentir (si vous vous trompez c’est autre chose), vous nuisez au fonctionnement général de la parole, qui repose sur la confiance mutuelle que les gens disent ce qu'ils pensent et pensent ce qu'ils disent.
Par conséquent le mensonge ne réussit que s'il est une exception dans la confiance, parce que mon mensonge ne fonctionne que si les autres me croient et ils me croient parce qu’ils pensent que je dis la vérité. Comprenez le mécanisme ici de l'universel. D’ailleurs pour savoir si quelque chose est une bonne norme, c'est une bonne épreuve mais je ne crois pas comme Kant que ce soit l’alpha et l’Oméga de la morale, mais enfin c'est en tout cas un test : est-ce que ma maxime en action, la formule par laquelle j’exprimerais mon attitude, est-elle valable pour tous en toute circonstance ? Si c’est non, ce n’est pas une norme. C’est une faute.
Mais par exemple, même l'assassin suppose qu’on ne va pas l'assassiner, que les lois de la protection sociale, de la police, valent pour lui.
Question : Au Zaïre, il y a tellement de vols que le mot vol est remplacé par « déplacer des objets » ; à partir de là la norme a été modifiée par rapport à un dysfonctionnement ; donc : parce que le vol n'est plus exceptionnel, on change le langage et ça continue à fonctionner apparemment…
P R : c’est une question très importante posée par des éducateurs : chez certains jeunes on dit piquer, des choses comme ça, et quand le juge dit « vous avez volé », le mot n’est pas connu … ça prouve que nous avons là un problème d’asocialité. C’est grave. Comment socialiser les gens, c’est les faire entrer dans la compréhension des normes. Si nous sommes dans un monde ou le mensonge n’est pas compris, où le mot vol n’est pas compris, où le mot meurtre n’est pas compris, nous sommes dans une société sauvage.
Nous sommes menacés toujours d'une sorte… il y a des zones de sauvagerie dans notre société, peut être même d'abord en nous. Je donnais tout à l'heure l'exemple de de l'hospitalité, au total ça me paraît un très bon exemple parce que de tous les pays dont on pouvait parler on peut dire : oui mais on enfin ça ne fonctionne pas de la même façon sur le plus sur le plan sexuel ou sur le plan de la propriété et je crois que là on a affaire à quelque chose qui est universel, l'accueil, l'accueil de l'autre comme étranger qui est sous votre protection.
Par exemple nous avons beaucoup de de tragédies, dans tous les pays du monde, qui reposent sur l'assassinat de l'autre. Récemment je relisais l'histoire de la conquête du Mexique quand Cortés a invité chez lui tous les chefs des Aztèques à une grande tablée puis les a faits tous assassiner. Pour tous, c'est un exemple absolu d’impiété humaine, d’irrespect.
Ce n’est pas facile de trouver des normes valables universellement. Ce n’est pas le contenu des normes qui les définissent comme norme mais leur universalité, ce qui résiste au test : et si tout le monde en faisait autant ?
Question : Y a-t-il des sociétés sans normes ?

P R : Historiquement nous ne connaissons pas de société sans normes. Mais cela ne me parait pas être une question plus compliquée que la question « d’où vient le langage ? ». Vous savez que les sociologues et Lévi-Strauss ont défini le passage à l’humanité par quatre caractéristiques : le langage, l’outil, la norme et la sépulture. La sépulture ce n’est pas rien, ça veut dire qu’on ne traite pas les morts comme des déchets.
On signale que l’homme n’est pas un animal ; on enterre de façon quelconque son chien, sa vache, mais ses ancêtres. C’est important ce rapport aux ancêtres.
La norme est contemporaine du langage, parce que le langage est lui-même une norme, une norme de l’action, il consiste à placer les choses sous des dénominations acceptées par tous ; il y a un usage normatif de la désignation. J’accepterais très volontiers que c’est à la fois l’expression de la raison universelle mais aussi historiquement la marque de grands fondateurs, Hammurabi, chez les Mésopotamiens, les acadiens, le décalogue du Sinaï (et pas hébraïque), vous trouveriez la marque de grandes personnalités, en Orient, en Inde, Bouddha, et cætera ; des émergences liées à de grandes personnalités morales, mais tous disent : je l’ai reçu, je l’ai trouvé ; personne ne dit je suis en train d’inventer la morale. Les grands fondateurs sont des gens qui se placent eux-mêmes sous une loi. Alors, quel est ce rapport de la loi avec le fondateur ? Ça c’est une énigme absolue, c’est ainsi que fonctionne l’humanité, par des émergences successives.
Les Grecs se référaient à des figures mythiques, les sept sages ; Solon est à peu près connu . On aurait une bonne idée du progrès dans le droit pénal, la façon dont a puni. On voit qu’il y a un affinement depuis la loi du talion -œil pour œil, dent pour dent – jusqu’à des lois où l’on essaie de mesurer le niveau de la peine, de la punition, au niveau du crime. Cela suppose que s’établisse une hiérarchie fine des fautes et on essaie de faire correspondre une hiérarchie des punitions. On voit là au travail la norme.
La naissance d’une norme ne sort pas de rien, elle part d’une norme primitive qu’elle corrige. Nous ne trouvons jamais dans un Etat sans normes : des normes améliorent des normes, s’y substituent, il y a toujours des normes. Je reviens aux deux interdits les plus fondamentaux de notre culture, l’interdiction du mensonge et l’interdiction du meurtre. On n’imagine pas un autre fonctionnement du langage que sur la base de la confiance mutuelle, de la valeur de la parole de l’autre. La rupture de cette confiance est tout de suite perçue comme une faute. De même les rapports mutuels des humains supposent qu’ils ne craignent pas la mort violente infligée, les blessures physiques ou le viol. Vous avez des normes tout à fait énigmatiques, peut-être parce que les plus anciennes, ce sont celles sur lesquelles Lévi-Strauss a construit toute son œuvre, l’interdiction de l’inceste. Il n’y a aucune base dans la nature pour cette interdiction et c’est une loi purement humaine. Ce que montre très bien Lévi-Strauss, c’est que la loi permet de séparer les relations de culture des relations de nature. Dans les structures en clans qu’il a étudiées, cela impose de chercher son conjoint dans un autre clan.
Donc cela sépare les relations de consanguinité des relations sociales. Vous le voyez dans les sociétés où il y a trop d’unions consanguines, vous avez peut-être des régressions physiologiques, mais surtout une faiblesse du lien social. Le lien social suppose qu’on se marie en dehors de son groupe. C’est une loi de départage du lien social d’avec le lien sexuel qui fait reconstruire le lien sexuel sur le mode du lien social, c’est-à-dire avec l’étranger. Que le mariage se fasse en dehors de la filiation dissocie le lien social du lien animal, au sens de biologique. Je vais conclure ce deuxième point.
Par quoi pourrait-on résumer ce domaine de la norme ? Je dirai que c’est la valeur du respect. Alors que dans la valeur de l’éthique, c’est l’estime, l’estime de soi. Dans le respect, vous avez toujours l’idée du passage par la loi. Je respecte l’autre à travers une loi que nous reconnaissons. Il y a donc la médiation de la loi entre moi et l’autre, dans le respect, alors que dans l’estime il y a quelque chose d’absolument immédiat, comme dans la compassion, dans la sollicitude… Je voudrais m’orienter maintenant, dans le troisième point sur ce que vous attendez de moi, l’éthique dans le champ éducatif. Je vais faire intervenir une notion qui n’était pas du tout dans l’article que vous avez lu et sur laquelle j’ai travaillé depuis, c’est l’idée de responsabilité. En effet l’idée de responsabilité marque le point d’inflexion, de transition du plan des principes au plan d’application. L’éducation est un des plans d’application. Pourquoi l’idée de responsabilité a-t-elle cette fonction de transition du plan des principes au plan pratique. Eh bien je vous proposerai petite réflexion sur l'idée de responsabilité en distinguant deux emplois de signification du mot responsabilité, et c'est le second qui va nous intéresser. Le premier qui est le plus connu, le plus usuel, consiste à dire qu’on est responsable de ses actes, qu’on en est l’auteur. La réponse à la question : qui a fait cela ? Et vous dites, c’est moi qui… Se reconnaître comme l’auteur de ses actes c’est être responsable.
Cela nous conduit à la deuxième idée de responsabilité : je dois porter les conséquences de mon acte ; je réponds des conséquences de mon acte, et ici la responsabilité est moins tournée vers le passé (comme lorsque je me retourne vers moi-même et dit « c'est moi qui a fait ça ») que vers l’avenir : c'est moi qui ai fait ça, je dois porter les conséquences y compris des conséquences lointaines.
En dehors de l'éducation, dans le droit et d'abord dans le droit civil dans le droit civil, la notion clé c'est celle de dommage, de dommage causé à autrui. La responsabilité c'est l'obligation de réparer les dommages ; ce n'est pas forcément lié à une faute. Si par exemple votre salle de bain est inondée, vous inondez le voisin, bon vous devez vous réparer. Ce n’est pas une faute morale même si c'est une négligence ou une omission, ou si vous laissez votre voiture dans une rue en pente, le frein pas serré la voiture va frapper une autre voiture, vous devez réparer. Vous êtes responsable c'est à dire que ce qui est arrivé à un objet qui est sous votre protection, sous votre garde, comme une voiture a fait quelque chose, ou bien vous avez la garde d'un enfant et cet enfant fait des prédations, a déchiré des tapisseries… Dans le droit pénal, qui ne fonctionne pas avec l’idée de dommage mais avec l’idée de faute, vous devez subir la punition. Pouvoir être puni fait partie de la notion de responsabilité, ce sont les deux formes que le droit connaît de l'idée de responsabilité, le droit pénal avec l'idée de dommages et de réparation des dommages et puis le droit le droit civil.
Mais alors justement je voudrais montrer que cette notion s’étend beaucoup plus loin que le droit et en particulier dans le champ éducatif. Pourquoi ? Parce que vous avez là une idée tout à fait importante : on est responsable de quelque chose de fragile qui vous est confié. Je crois que c'est ça la force de l'idée de responsabilité. Je dois beaucoup cela à un philosophe juif allemand d'origine américain Hans Jonas et son livre qui s'appelle « le principe responsabilité » . J’ignorais son article quand j’ai écrit mon texte ; son écrit est beaucoup plus récent, je vois qu’on l'a traduit seulement il y a deux ou trois ans. Il a été publié aux états unis en 1980. Il propose cette définition : on est responsable du fragile en tant que tel. Vous voyez tout de suite comment ça va vers des problèmes d’éducation. Jonas s’y est intéressé pour d’autres raisons, mais qui ne vous sont pas étrangères, c’est surtout au niveau de l’écologie, des applications des sciences de la vie. Là nous avons un usage futur et lointain de la responsabilité, quand nous parlons par exemple de la couche d’ozone qui est percée, ou que faire des déchets nucléaires, des choses de ce genre, des problèmes d’environnement. C'est pas les mêmes qui pourront les réparer les problèmes posés et c’est pourquoi nous sortons de la sphère du droit, parce que le droit ne fonctionne que quand il y a une certaine contemporanéité, pas trop de distance dans le temps, entre le dommage et puis sa réparation ; mais là qui réparera les dommages que cause la technologie moderne, par exemple les gaz qui qui s'échappent et qui créent l'effet de serre ? C’est très difficile de trouver les sujets responsables, c'est un peu tout le monde, mais alors les effets, nous en sommes responsables parce que là il y a l'exercice d'un pouvoir humain sur quelque chose de faible.
Parce que la nature ne nous résiste pas, nous avons l'idée de responsabilité à sa plus grande force, vis-à-vis d’un être faible, d’un être fragile mais qui est confié à votre charge ; une mission qui vous est confiée, quelque chose qui est remis à votre garde. Alors vous voyez comment là tout ce que nous avons dit auparavant se relie et se resserre, parce que nous ne pouvons plus séparer le souhait de bien vivre, avec et pour les autres, qui était mon point de départ, parce qu’ici la responsabilité me relie directement à des autres inconnus, dans des générations ultérieures.
Mais alors dans un rapport de proximité, un rapport à ce qui est faible, et nous en avons le modèle avec un enfant à sa naissance. C'est une question que je voudrais vous poser pour finir, le fait qu’un enfant vienne au monde créé ipso facto un devoir, un devoir de soin, un devoir de prendre en charge pendant soin. Je crois que c'est vraiment le modèle qu'on va pouvoir étendre, exactement comme tout à l'heure le modèle du maître et du disciple. Là le rapport le rapport parental est un rapport tout à fait immédiat, de totale inégalité : quelqu'un est sous votre garde, vous est confié et vous rend responsable, c'est à dire qu'on est tenu comptable de sa protection, de sa croissance et de son épanouissement. Alors comment généraliser cette idée-là en dehors de l’exemple du nouveau-né ? Eh bien je la généralise avec ce qui a été mon point de départ lorsque j'ai parlé de capacité. J’ai dit que ce qui faisait que j'avais une estime de moi-même, des autres, ce n'était pas tellement ce que je fais, ce que je suis, mais ce que je peux être, que je peux faire, c'est-à-dire les potentialités. De même dans ma deuxième partie, ce qui oblige le respect finalement, ce n'est pas que l'autre soit une personne développée accomplie, ce qu'on respecte dans l'autre ce n'est pas ce qu'il est, mais ce qu’il pourrait être et ce qu'il pourrait être justement à travers les soins ou l’aide que je lui dois.
Dans ce sens-là, vous êtes en plein dans le problème éducatif, la relation éducative, c’est une relation donc d'inégalité de savoirs – ça, c'est très peu de choses - de force physique éventuellement lorsque vous avez affaire à des handicaps physiques, moteurs, et cetera… mais le fait que vous avez une fragilité qui vous est confiée, numéro un, et numéro deux, qui se définit par des capacité, par des potentialités qui sont virtuelles, qui peuvent être empêchées, qu'il s'agit de libérer, de délivrer et pour moi c'est tout à fait fondamental que le rapport qu'on a avec l'humain en nous et hors de nous c'est un rapport avec essentiellement avec des capacités, des potentialités.
J'ai eu l'occasion de dire cela quand je faisais partie d'une commission de l’UNESCO justement ou sur des questions qui posaient des problèmes, qu'on a évoquées tout à l'heure : qu'est-ce qui est universel ? avec des contre-exemples comme cette histoire terrible de l’excision féminine au Mali. C'est très difficile à démontrer que notre horreur de cela est universelle parce qu'il y a des cultures qui le perçoivent comme une affiliation à un droit coutumier comme et même comme une sorte de reconnaissance mutuelle d'appartenir au même groupe.
Ce n’est donc pas facile de définir ce qui est vraiment universel, mais, c’est là où je veux en venir, ce que nous avons à respecter au plan des droits de l’homme, ce sont capacités empêchées et alors je pense que là, sur les potentialités, on est sur un plan d'universalité, avant que les hommes se distinguent par leur culture, par leur appartenance à des entités historiques, des nations ; il y a un homme à l'état naissant à l'état virtuel, qui ne s'est pas encore dispersé entre des cultures, des mœurs…
Il y a donc cette idée de la protection de l’humanité en tant que faiblesse. C’est le point où se rejoignent l’éthique et la morale, par l’idée de responsabilité. Alors, les questions que j’aurai à vous poser, et la discussion que nous allons avoir, avec l’application dans le domaine de l’éducation, la transition, je la voyais essentiellement là, dans le passage à une morale concrète, une éthique concrète, appelons-le comme on veut, où le respect de la loi passe par le respect des personnes et le respect des personnes par ce qu’elles peuvent être et en particulier dans leur plus extrême faiblesse.
A partir de là nous pouvons nous entretenir

Question : à partir de quoi je peux estimer la capacité de l’autre ? Qu’est- ce qui me permet ?
P. R : d’abord à partir d’une similitude fondamentale. La réponse que je vous donne peut vous paraître rudimentaire mais elle touche à un débat philosophique très important, car on s’est très habitué actuellement, à parler de l’autre, reconnaître l’autre…, mais je dis aussi « reconnaître mon semblable ».
D’une certaine façon, fondamentalement, nous avons les mêmes capacités ; il y a là une sorte d’universel concret, pas sur le plan de l’efficacité, de la réussite ou de l’accomplissement, mais justement de la capacité. Je pensais à un exemple : il y a 18 ans, j’avais enseigné aux Etats-Unis, puis au Canada, et c’était au moment de la Thalidomine . Il y a eu des malfaçons à la naissance pour un nombre considérable d’enfants, au Canada de l’ordre de 15 000-20 000 enfants qui naissent sans bras.
Il fallait faire des prothèses et il s’est trouvé qu’à l’université où j’enseignais, à Toronto, il y avait une collègue qui était en charge de toute la rééducation, depuis les nouveau-nés - par exemple le « clinging », l’accrochage des nourrissons, n’était pas possible – on faisait de petites prothèses d’accrochage.
Ensuite à un âge plus avancé, pour des prothèses de bras, de jambes, de mains, de pieds… il était de plus simple de les faire écrire avec leurs pieds quand les jambes étaient intactes et qu’il n’y avait pas de bras. Eh bien échec total car les enfants écrivant avec leurs pieds n’étaient pas acceptés, ils étaient trop différents des autres. Il fallait faire des prothèses qui ressemblent au plus près du normal.
Alors vous voyez très bien comment fonctionne ici notre rapport avec les autres, c'est justement qu’ils ne sont pas des rapports uniquement d'altérité, mais aussi de similitude, de ressemblance.
Je crois que nous ne pouvons nous reconnaître différents que sur un fond de similitude : vous parlez comme moi et cetera. Je ne sais pas comment ça peut jouer dans votre travail, de faire appel justement au rapprochement le plus complet, d'être comme les autres.
C’est un problème ; je connais quelques amis dont l’enfant a un handicap sérieux, et je vois les parents, c’est toujours le problème : comment faire pour qu’il soit accepté par les autres ? Alors, il y a un degré d'acceptation, lorsqu'il franchit un seuil -mais où est-il ce seuil ? - un seuil de l'inacceptable, parce que là le visage est trop inquiétant ou les gestes sont trop inquiétants, les choses comme ça.
Jacques Marpeau : Une question très importante qui me semble posée à l'éducateur, justement par rapport au handicap, c’est justement la gestion de la similitude et l'acceptation de la différence, c'est ce paradoxe que pour accepter la différence il y a quelque chose, il y a un point de reconnaissance en tant que humain dont il faut faire l'expérience fondatrice et ça c'est vraiment une question très grande parce que où est-ce que va se faire cette expérience où on se reconnaît quelque chose de commun chez l'autre ?
P R : je suis content de vous entendre car moi je vois la question d’un point de vue spéculatif, la philosophie, et je résiste assez fortement à une certaine inflation d’altérité, la différence. Au plan politique également, on s’est un peu embarqué là-dedans, mais le problème, c’est aussi l’incapacité à rentrer dans la même citoyenneté. On ne peut pas tout jouer sur la différence, parce que la différence c’est aussi la non-reconnaissance. Si les autres étaient tout à fait autres, et bien je n’aurais plus de rapports avec eux. C’est ce qui arrive quand des gens parlent une langue que je ne comprends pas, des mœurs trop différentes…
Alors, dans le handicap, il y a des situations de différenciation insupportable et il faut éduquer ceux qui les accompagnent, élever leur seuil d’acceptation, ou faire baisser leur seuil de refus, mais un peu comme au niveau national, baisser notre niveau de refus des étrangers, des immigrés. Cela joue à plein de niveaux : si vous insistez trop sur l’identité et la différence… c‘est pour cela que j’ai tellement insisté sur la réciprocité et la reconnaissance ; nous le retrouvons au début et à la fin de notre réflexion.
Question : je voulais reprendre la question de Chantal, toute-à-l ’heure : à quel moment je peux estimer la capacité de l’autre, et la réponse que vous avez faite. On est confrontés à des systèmes de représentation. Vous dites la similitude chez l’autre mais il me semble que dans l’exemple que vous avez donné avec les enfants sans membres, ce que l’on recherche chez l’autre c’est son aspect physique, et je relierai à ce que disais Jacques : à quoi peut-on s’identifier chez l’autre, ce n’est pas forcément l’aspect physique. En tant qu’éducateurs on essaye de travailler avec ce qui est humain chez l’autre, mais, pour ceux qui ne connaissent pas ce domaine, il y a vraiment un obstacle au niveau physique et au niveau fantasmatique…
P R : au niveau physique il y a la fameuse notion d’image du corps et en particulier le visage. Je pense à Cela étant donné les grands systèmes de morale, les systèmes de réflexion morale, comme celui de Levinas, qui porte essentiellement sur le visage ; j'en ai souvent parlé avec Lévinas, parce qu’on voit bien là la valorisation du visage, qui est d'ailleurs la partie du corps humain qui est nue. Et justement nous sommes choqués quand le visage est complètement voilé dans certaines cultures, on a l'impression d’être privé de quelque chose, de face-à-face. C’est aussi le fait que la parole et le regard et tous les organes de réception sont concentrés sur la face ; alors il est probable que les distorsions du visage sont les plus les plus inacceptables, je suppose, dans votre expérience, ou ce qui touche à la locomotion ou à des distorsions émotionnelles…. Mais j’ai tort d’affirmer là où je voudrais questionner
Question : C’est très variable d’une personne à l’autre, j’avais essayé de travailler avec des IMC (infirmes moteurs cérébraux) et j’ai eu beaucoup de mal, mais je sais qu’il y a d’autres personnes qui peuvent. Je travaille avec des psychotiques, certains me disent « je ne pourrais pas » …
P R : Vous parlez de l’éducateur
Q : Oui, du coup ça renvoie la différence du semblable et cetera
Q : moi ça serait plus dans le registre de de l'idéologie, on est aussi confronté à différentes idéologies, on travaille beaucoup avec ce qu'on est, et la notion de norme c'est des fois difficile, et la reconnaissance de l'autre c'est aussi difficile à adapter dans ce schéma-là, je ne sais pas ce que vous en pensez..
P R : vous avez introduit un mot que je n’ai pas du tout utilisé, « idéologie », alors je me demande d’ailleurs pourquoi je n’ai pas rencontré le mot idéologie… je me méfie un petit peu du mot car j’appartiens à une époque où ça a été un concept tellement central, dans les années 60-70, autour du marxisme. Ce sont surtout les marxistes qui l’ont utilisée. L’idéologie, c’est celle de l’autre, vous, vous avez une idéologie, moi j’ai la vérité. C’est un concept un peu polémique ; alors si on le prend dans un sens beaucoup plus neutre, alors je ne vois pas l’intérêt du mot, parce qu’il y a mieux : les convictions. Le mot conviction est plus respectueux des idées qui ne sont pas les miennes, alors que si je dis, ceci est votre idéologie, c’est un concept assez combattif, polémique.
Il y a une quinzaine d’années j’avais donné des cours à l’université de Moscou et j’avais été étonné parce qu’il y avait un chaire d’idéologie marxiste. Ils n’utilisaient pas le terme dans un sens péjoratif, c’était les valeurs du régime. alors pourquoi parlez-vous d’idéologie ?
Q : ça rejoignait un petit peu la notion des normes, on a des normes aussi en fonction de nos idéologies, la construction des normes est aussi liée à l'idéologie
P R : d’accord, vous prenez idéologie dans ce sens-là. Cela me donne l'occasion peut être de développer un concept que j'ai cité en passant, mais que je n'ai pas défini et autour duquel je n'ai pas argumenté, c'est celui de valeur ; je l'avais dans mes notes et puis je ne l’ai pas développé : c'était l'accès au sens des valeurs face aux attentes de soumission aux normes sociales.
Je dirai trois choses à propos du concept de valeur. D'abord il a un sens extrêmement général, comme règle d'évaluation : il y a valeur là où on peut dire que quelque chose vaut mieux que quelque chose d'autre ; alors ça tourne autour du mot valoir et là c'est un concept incontournable, en ce sens que ce qui nous caractérise comme êtres humains est que nous nous estimons comme capables d'évaluer, c'est à dire d'établir une certaine hiérarchie entre quelque chose qui vaut mieux que quelque chose d'autre. C’est un régulateur en tant qu’estimation de l'action. Deuxièmement les valeurs sont relatives les unes aux autres, je veux dire que quelque chose vaut mieux, de préférence à autre chose. Alors là nous nous trouvons devant ce problème que toute culture comporte une hiérarchie de valeurs, donc les unes par rapport aux autres, qui sont un produit de l'histoire : si vous prenez au plan social le plus général prenez des valeurs qui sont invoquées dans la discussion politique comme l'égalité, la justice, la productivité, la sécurité (pour la première fois il y a un ministre de la Sécurité), la fraternité… Ces valeurs ne sont pas toutes réalisables en même temps. C’est un problème très important des sociétés, un conflit de valeurs au sens qu’elles ne sont pas réalisables simultanément, sinon aux dépens l’une de l’autre et c'est ce qui fait qu’il y a un débat ouvert entre ceux qui veulent garder l'ordre tel qu'il existe et d'autres qui veulent changer, qui sont plus tournés vers la réforme. Mais ça tient à la nature même du problème, d’une hiérarchie de valeurs à un certain moment de l'histoire, pour une certaine société, discutable et révocable. Nous ne sommes pas dans une société qui actuellement met l’égalité au-dessus de l'efficacité, c’est caractéristique de notre époque. J’ai été éduqué dans une période où c’était plutôt l’égalité avant l’efficacité, la justice avant la sécurité ; maintenant on met la sécurité avant la justice, c’est le côté historique.
Je n’en déduirai pas qu’il en résulte une relativisme général, parce qu’il y a des degrés de profondeur du paysage éthique. Je m’explique, je prendrai une comparaison avec le paysage quand vous êtes en chemin de fer. Vous voyez que les premiers plans défilent beaucoup plus vite et puis les seconds plan, et l’arrière-plan parait immobile. C’est un peu pareil avec les valeurs, avec des évaluations collectives dans une société donnée, avec ce qu’elle approuve et ce qu’elle désapprouve. Il y a un avant plan qui change plus vite que le plan moyen et surtout que l’arrière-plan. Je réserverai le terme de norme aux valeurs les plus stables, par lesquelles nous reconnaissons une humanité commune. J’ai donné avec insistance l’exemple de l’hospitalité, mais je pense que la distinction entre le courage et la lâcheté – ça ne veut pas dire que les gens le feront dans les mêmes situations – en tout cas ils font cette distinction…, la loyauté… il y a une sorte d’arrière-plan stable devant lequel se déplace un peu plus vite d’autres valeurs, je pense par exemple à la tolérance dans une société pluraliste.
Sans être tout-à-fait neuves, ce sont des valeurs récentes. On aurait pas imaginé au Moyen-âge qu’il y ait deux religions dans le même espace politique, l’Espagne expulse les juifs et les arabes ; en France le catholicisme n’a pas toléré la réforme. Vous avez eu une sorte de parenthèse avec l’édit de Nantes puis il est révoqué.
En Allemagne, dès la paix d’Augsbourg (1555), après la guerre de trente ans, il y a l’idée qu’il y a des Etats qui sont catholiques et d’autres protestants – en gardant à l’esprit que dans cet Etat-là tout le monde est catholique et dans cet Etat-ci tout le monde est protestant – mais dans l’empire vous aviez une sorte de reconnaissance mutuelle. De ce point de vue on peut parler d’un certain progrès moral, un progrès de la tolérance. Mais il ne faut pas gratter très loin pour retrouver l’intolérance.
La tolérance est une valeur fragile car ça suppose beaucoup de retenue, de droit de l’autre dont je pense qu’il se trompe, qu’il est dans l’erreur, la superstition.
Et puis vous avez des transformations beaucoup plus rapides et vous avez vu les transformations qui concernent le mariage, la sexualité. Nous sommes dans une période où les choses ont bougé plus que dans aucune autre période, les problèmes liés à l’avortement, on touche à des problèmes, on trouve des comportements. Mais au fond de ces comportements, vous trouvez des valeurs beaucoup plus profondes.
Dans ce qu’on a appelé la révolution sexuelle, vous retrouvez l’idée de non-exploitation de l’autre sexe, de reconnaissance mutuelle, de demande de l’autre, le respect d’une réciprocité. Ce sont des valeurs anciennes, infiltrées dans des comportements plus récents. C’est pour cela qu’il faut être prudent sur la question du relativisme. Je tiens beaucoup à mon image du paysage échelonné.
Si tout changeait tout le temps, les repères de similitude, d’appartenance à la même humanité disparaitraient. Ce serait une autre espèce humaine, quasiment. Et puis vous avez ce régulateur qui est le fait que l’humanité ne se remplace pas tout d’un coup ; elle en cesse de se remplacer par les naissances qui remplacent les morts et à chaque période vous avez plusieurs générations et vous avez fréquemment quatre générations ; c’est quand même une tranche de temps assez longue. Sans aller jusqu’au siècle, 80 ans, c’est assez… Quand vous avez des gens avec 80 ans d’écart d’âge, vous avez là un grand stabilisateur du changement.
Question : Justement quand vous parlez de respect, alors intervient la notion de valeurs ; est ce que dans le respect on met en avant une valeur de préférence en rapport à une autre ? Je pense à un voyage d’étude à Cuba où justement cette notion de valeur, de respect de l’autre, c’était d’abord compris dans une valeur de fraternité. L’individu, ses droits et son respect devaient d’abord rentrer dans une globalité sociale et son individualité n’était respectée que sous cet aspect-là.
P R : oui, il faudrait aussi parler des poètes en prison, à Cuba, des deux millions de cubains qui sont à Miami, qui n’ont pas accepté d’être mesurés uniquement en termes d’inclusion sociale, mais c’est vrai que nous avons deux extrêmes, deux modèles sociaux, l’un qui met en avant la communauté et l’autre l’individu, et nous, nos sociétés sont plus individualistes. Mais nous ne pouvons pas aller au bout de l’individualisme car nous sommes pris dans des relations de rôles. Ces rôles ce n’est pas nous qui les définissons ; on trouve aussi un système de rôle. On peut l’influencer jusqu’à un certain point, mais qui servira à d’autres, pour la génération suivante.
Une société ne s’invente pas entièrement à partir des gouts de ses individus, c’est toujours à partir de certaines grilles de positions, de fonctions, pas toujours écrites, pas forcément légales. A un moment, c’est ce que j’ai appelé l’institutioon, ou bien on met plus l’accent sur la cohésion, en écrasant souvent l’individu, ou au contraire on part de l’individu et c’est de là qu’est partie la modernité, avec toutes les conceptions contractualistes. Mais alors je voudrais quand même aller dans votre sens sur un point, plus moral que social ou politique : qu’est-ce qu’on respecte ? Est-ce la loi ou la personne ? C’est un gros problème posé par Kant – je cite la formule de Kant – « Agis de telle façon que tu traites l’humanité dans ta personne et dans la personne de l’autre, toujours comme une fin, et jamais comme un moyen ».
La formule paraît compliquée mais elle est très simple. Traiter l’autre comme une fin et non comme un moyen, donc pas comme quelqu’un qu’on exploite, mais : parce que c’est humain. Ce n’est pas à cause de la différence, de la singularité, mais à cause de l’humanité. Nous arrivons justement à des conflits lorsque respecter la loi ce n’est pas respecter la personne et respecter la personne, c'est briser la loi. C’est dans ce cadre-là que se sont posés des problèmes sur l'avortement. Est-ce que dans les situations de détresse des personnes on prend en compte cette détresse, ou la loi qui dit « tu ne tueras pas », puisque l'embryon est une potentialité humaine, une personne potentielle, c’est un débat que nos sociétés tranchent difficilement. J’ai rencontré ce problème dans une commission d’Amnesty International. Des médecins s’étaient intéressés au problème de la torture. Ils ont examiné des cas marginaux de torture, mais qui sont des cas très importants pour les médecins, jusque dans nos sociétés. C’est le problème de ce qu’on appelle la médecine carcérale. La médecine en prison, l'exercice de la médecine en prison met constamment dans des conflits : est-ce qu'on doit se plier à la loi qui fait que quelqu'un est privé de liberté donc il est porté atteinte à son intégrité, c'est ça la punition, et d'autre part le médecin lui défend l'intégrité de la personne ; alors constamment il est devant des cas, surtout que la demande de soins, vous avez pu le voir dans des films assez récents, la demande de soins est une demande de parole. Le prisonnier va à l’infirmerie parce que c’est l’occasion de parler. Il faut négocier entre l’ordre carcéral et la demande de parole.
Vous avez un cas limite, qui est terrible, qui est celui des grèves de la faim. J’avais été embarqué dans cette affaire-là, je ne sais pas si vous vous rappelez, les Irlandais catholiques qui avaient fait grève de la faim jusqu’à la mort, parce que la loi anglaise ne demande pas du tout que l’on porte secours à celui qui fait la grève de la faim : il a choisi cela, c’est sa liberté, qu’il aille jusqu’au bout. Nous nous avons une législation complexe, soutenir le plus longtemps possible, puis, nourriture forcée. Vous voyez ici comment vous avez un conflit entre deux devoirs pour la même personne, à savoir le médecin : d’une part respecter la volonté de quelqu’un qui a choisi de mourir de cette façon-là, par la grève de la faim – son message c’est la mort et donc l’empêcher de mourir c’est le priver du message qu’il veut donner. C’était le cas de la rote armee, l’armée rouge, qui avait commandé une prise d’otages dans un avion israélien à Mogadiscio et les chefs de l’armée rouge, qui étaient en prison, s’étaient suicidés.
Je reviens à mon problème : qu’est-ce que doit faire un médecin ? Le serment d’Hippocrate c’est de porter secours en toute circonstance et là c’est une circonstance où il ne le peut pas. C’est une négociation. Je crois que les situations de conflits de devoirs sont intéressantes, à condition que ce soit des devoirs, parce que l’opposition cornélienne entre la vertu et le plaisir, ce n’est pas intéressant, c’est quand il y a deux devoirs que se posent les vrais problèmes éthiques. Ce n’est pas quand c’est noir et blanc mais gris et gris, parce qu’il faut tracer une limite.
Il y a un débat. Par exemple nous avons un débat sur l’euthanasie, c’est un débat troublant, ou le problème des interventions sur le code génétique, en dehors des cas de malformation. Il y a des dérives qui sont possibles, par exemple des gens qui demandent l’avortement si le sexe de l’enfant ne leur plait pas. Il y a des possibilités d’interventions que la science permet, en particulier dans le génie génétique, et il sera très difficile de trouver la limite. Ce qu’on peut faire, on a l’impression que c’est permis puisqu’on le peut… mais tout ce qu’on peut n’est pas forcément bon.
Q : C’est la recherche d’un compromis ?
P R : Oui, le mot compromis n’est pas un mot négatif, l’art du compromis, ce n’est pas la même chose que la compromission. C’est la recherche d’un point d’équilibre entre des exigences incompatibles. Gouverner c’est cela, vous avez des exigences contraires, par exemple la productivité et la justice. Vous avez compromis chaque que vous des normes également exigeantes mais qui ne peuvent pas être effectuées simultanément, avec un sacrifice d’un côté ou de l’autre…
J'ai dit que compromis n'était pas la compromission et je pense à un exemple qui n’est pas du côté l'éducation, mais je vous le donne quand même. Il touche plutôt à l'éthique de l'entreprise (je me suis un peu intéressé à ce problème-là, l'éthique dans le monde économique), un exemple qui montre bien la différente entre compromission et compromis. Vous avez un patron paternaliste qui va dire : dans l'entreprise nous sommes tous une grande famille et donc vous n’allez pas vous syndiquer… une grande famille et on règle tous les problèmes à l’émotion. Là c'est une compromission parce que vous avez deux ordres différents, l'ordre domestique, l’ordre familial, les rapports peu étendus et puis l’ordre industriel. Mais ce sera un problème de compromis et non plus de compromission si vous allez vous posez le problème : est-ce que le travail de nuit doit être le même pour les hommes et pour les femmes ?
Là c’est un problème de compromis car les deux ordres sont reconnus comme distincts, le fait d’être femme pour l’ouvrière, l’employée, ça l’a fait appartenir à un ordre domestique, mais la faire travailler dans telle entreprise l’a fait appartenir à l’ordre industriel. Qu’est-ce qui se passe au croisement des deux ? Est-ce qu’il faut se référer à des arguments : les femmes seraient plus fragiles, la condition féminine, et d’autre part, les besoins de l’entreprise. Là c’est un compromis parce que vous avez une négociation à partir de deux systèmes d’argumentation, de deux systèmes de référence.
Je regrette d'être parti sur un exemple qui n'est plus un exemple éducatif, et là vous allez me ramener dans votre domaine …
Question : vous disiez tout à l'heure que la relation qu'on avait avec les personnes était d'emblée une relation inégale, parce qu'en fait c'est vrai que c'est des personnes qui sont en demande d’aide, je pense qu’effectivement on peut très vite être dans une position de pouvoir, parce qu’on sait des choses en plus, on est dans une position d’apporter quelque chose à une autre personne… Que fait-on de cette relation et comment elle peut se transformer ? C'est quelque chose qui obligatoirement doit évoluer si on est justement dans le champ de l'éthique.
P R : dans le champ éducatif, j'ai l’idée que celui qui est dans une relation de subordination qui peut se transformer en soumission choisie, volontaire, il faut le mettre dans une situation de responsabilité, c'est à dire que quelque chose lui soit confié quelque chose lui soit confié, dont il est responsable, ou quelqu'un de plus fragile que lui.
J’ai justement parmi mes amis un garçon de 13-14 ans qui est handicapé mental, et il a trouvé un travail de jardinier. Cela m’a beaucoup intéressé cet exemple-là, car faire pousser les plantes, planter, arroser, dans une petite sphère d’activité où il n’y a personne qui le contrôle – on lui a dit c’est ça ton domaine, et puis ce rapport avec la vie, avec quelque chose de fragile, moi ça m’a beaucoup impressionné parce quelqu’un qui est fragile par rapport à celui qui l’emploie, se met dans un rapport de responsabilité par rapport à plus fragile que lui. Trouver une tâche où le fragile va se trouver dans une situation de relative maîtrise, avez-vous rencontré ce problème-là comme éducateurs ?
Un participant : tout le temps...
P R vous pouvez me donner des exemples autres que mon exemple de jardinage ?
J Marpeau : ce n’est pas fréquent de voir la responsabilité tournée non pas vers la personne éduquées ; on dit souvent : il va falloir le responsabiliser, on demande tout de suite une responsabilité de soi vis-à-vis de soi, et ce que vous nous proposez, qui me paraît vraiment très intéressant, c'est d'envisager la responsabilité non pas d'abord de soi par rapport à soi mais au fond d'envisager la responsabilité dans quelque chose qui est extérieur à soi, qui est plus fragile que soi et dont la survie va dépendre, c'est pas si fréquent comme discours ça !
P R : Je dois ça à Hans Jonas ; la philosophie dans laquelle j’ai été formé et que j’ai enseignée mettait plus l’accent sur la responsabilité de soi, Kant, on se reconnaît comme responsable de ses actes, ça c’est le soi à soi, alors Hans Jonas a tout à fait raison quand il dit : ça ce n’est pas la vraie responsabilité, ce que vous appelez responsabilité, c’est l’imputabilité. C’est un mot trop savant, une action vous est imputable, ça veut dire : elle est à mettre sur votre compte. Les juristes l’emploient : ça vous est imputable, c’est vous qui l’avez fait, donc vous devrez payer les mauvais effet. L’objet de la responsabilité c’est le fragile
Q : je pensais à certains résidents du foyer où je travaille, qui prennent d’eux-mêmes la responsabilité d'autres plus faibles et deviennent très envahissants ; on ne peut plus arriver à les canaliser et empêcher qu'ils se sentent complètement responsables d'une personne. On ne peut plus les limiter dans leurs actions…
PR : ça c'est la contrepartie, ceux qui en font trop, qui empiètent sur la responsabilité des autres ; c’est une façon de les priver de leur responsabilité. Ça peut se produire dans les relations de travail.
Alors qu’est-ce qu’il faut faire ? Je reviens au problème de l'entreprise, parce que l'entreprise est une cellule au fonctionnement qui est non seulement très important dans la vie économique et sociale mais surtout qui a considérablement changé, qui a même quasiment créé, inventé ses propres règles de fonctionnement. Et alors il y a une règle que les économistes appellent le principe de subsidiarité, c'est-à-dire ne faites pas ce qu’un échelon inférieur au vôtre fera mieux que vous ; l'opposé, n'est-ce pas, de la tendance de tout faire de celui qui est en haut : je vous délègue…
Mais le principe de subsidiarité va plus loin la délégation parce que très souvent la délégation reste contrôlée avec toujours un regard, surtout dans l'esprit un peu français, jacobin, du service public, où celui qui est en haut surveille celui qui est juste en dessous et ainsi de suite, cette espèce de surveillance ; alors que là c'est une sorte d'éclatement du système de hiérarchie puisque le chaque niveau, non seulement se délègue au niveau d'en-dessous, mais engendre une sphère de responsabilité dont il se dessaisissement.
Je ne sais pas si vous rencontrez des problèmes de genre là mais j'ai lu que c'est paraît-il un des secrets de l'entreprise japonaise. Celui qui est en haut délègue à celui qui est en bas et laisse faire celui qui fera mieux que lui. Jamais spontanément les Français ne penseront que quelqu'un qui vous est subordonné fera mieux que vous. Ils penseront que le subordonné fera une parcelle votre travail, mais selon le règles que vous aurez données…
Q : ce que je voulais dire, c’est que j’ai l’impression qu’il faut accepter d’être dessaisi, en tant qu’éducateur, pour que l’autre puisse changer. J’ai un exemple tout bête, dans une pouponnière, il y a pas mal de temps, c’était un travail avec de très jeunes enfants dans une pouponnière de la DASS, donc avec des enfants placés. Il y avait un intérêt très grand pour les bébés, de la part du personnel, mais quand ils arrivaient vers deux ans, qu’ils marchaient, bougeaient, pouvaient dire non, à devenir parfois insupportables, ils n’étaient plus supportés et passaient dans le jardin d’enfants, à côté. Et ce que je me disais, c’est que les personnes n’acceptaient pas d’être dessaisies : le bébé c’est un poupon, on peut faire ce qu’on veut avec, il passe de mains en mains, elles jouaient à la poupée. C’est un exemple assez général : quand les enfants changent, se transforment, je n’ai pas la côte avec eux, en général, et pour moi ce n’est pas négatif, il faut accepter que sa place change, d’être dessaisi.
PR : oui, et c’est tout à fait l’opposé de ce qui a été évoqué toute-à-l ’heure, je suppose pour le critiquer, avec l’aspect fusionnel. Je crois que c’est très important la prise de distance, une certaine rupture, ce qu’une psychanalyse, Marie Balmary développe dans un livre, « Le sacrifice interdit », elle valorise la prise de distance, dont le modèle est le départ du foyer familial par le jeune adulte, quitter on père et sa mère, dit la Genèse. On n’accepte pas facilement que ce qu’on a protégé vous échappe. Ce serait la contrepartie de « on est responsable d’un être fragile »… jusqu’à ce qu’il vous échappe.
La pouponnière il faudrait changer le nom, ça donne l’idée que les enfants sont des poupées. En Anglais c’est défini à partir de celui qui exerce, « nursery », mais ce qui peut rassurer, c’est que « nursery » c’est aussi une pépinière, il s’agit de laisser de pousser, de faire croître, de laisser croître.
Question, la notion de norme est assez abstraite, nous dans la pratiques sommes confrontés à des représentations avec des écarts très grands sur les personnes accompagnées et sur le travail qu’il faudrait que l’on fasse, la mise en conformité des personnes… J’ai du mal à faire le lien entre ce que vous définissez comme normes et ce que je rencontre dans mon travail… PR : c’est important. J’ai pensé à ce qu’il y a de fondamentalement normatif, l’adjectif moral est très important, norme morale. Je me suis posé le problème des impératifs fondamentaux sans quoi l’humanité ne serait pas humaine. Vous avez à faire à des normes qui sont liées à des institutions, et non seulement des instituions, mais à des relations sociales qui sont très variables, parce qu’elles dépendent beaucoup des hommes et des femmes, du personnel qui en est en charge. Pour reprendre mon image du paysage, vous êtes placés vous au niveau du paysage qui défile vite, et moi peut-être au niveau du paysage lointain, relativement stable. C’est ça la condition de fonctionnement des normes, c’est qu’elles fonctionnent toujours par négociation entre les niveaux les plus fondamentaux et les niveau les plus rapprochés, parce que lorsque vous avez alors un conflit professionnel, d’empiétement de fonctions, de façons de faire et cetera, finalement comment discutez-vous, sinon en faisant appel à ce qu'il y a de moins circonstanciel dans les pratiques.
Je crois qu’il faudrait regarder ici la façon de justifier. Il y a un livre qui a paru là-dessus qui s’appelle « essai sur la justification », de Luc Boltanski et Laurent Thévenot . C’est plutôt sur le plan social, les conflits syndicaux. Ils ont travaillé essentiellement sur les argumentations employées ; pas la description des situations de conflit, on s’affronte dans le conflit, comment est-ce qu’on argumente ? Et finalement ils montrent qu’on arrive à un petit nombre de justifications ultimes, telles que - c’est peut-être trop vague – l’égalité…
Dans leur livre, Boltansky et Thévenot sont arrivés à sept ou huit grands groupes de systèmes de justification qu’ils nomment « des cités ». Il y a d’abord l’argument marchand, qui est l’argument du donnant-donnant, qui repose sur le principe même des transactions marchandes, achetez-vendre, et puis il s’établit un prix, il s’agit d’argumenter en termes de prix, qu’est-ce que ça coûte… mais vous avez l’argument exactement opposé qui est la dose de créativité qui a été permise.
Vous avez des situations qui fonctionnent uniquement sur cette base-là, les professions d’artistes, on peut y ajouter les grands sportifs… le contraire des transactions ordinaires, la capacité de transactions exceptionnelles. Avec un débat : vous, vous êtes un routier, moi je suis un créatif, c’est un tout autre débat que le donnant-donnant ; ce qu’ils appellent la société de l’invention. Ce qui se traduit dans la vie sociale par des choses qui devraient nous paraître inacceptables, la façon dont un grand artiste, un grand sportif, sont cent fois mieux payés qu’un travailleur ordinaire. Ce qu’on paye, ce n’est pas tant la performance, que la rareté, l’exceptionnalité de quelqu’un qui bat des records, c’est quelque chose de tout à fait différent.
Quelqu’un qui va être embauché pour faire des prototypes de formule un chez Renault, ce qu’on va lui demander c’est différent, c’est aussi être créatif, mais pour un projet réalisable qui pourra être compétitif. La compétitivité voilà un argument qui vous mets dans une relation conflictuelle, être le meilleur On arrive à une typologie des justifications ultimes dans les situations de conflit et je crois que dans votre métier, dans vos professions, vous devez rencontrer cette question : comment argumentez-vous quand vous êtes en désaccord ? Dans certains cas c’est appliquer le règlement, dans d’autres cas c’est inventer quand il n’y a pas de règlement, dans d’autres cas c’est tenir compte du travail en commun, l’intégration dans une équipe, dans d’autres cas c’est la capacité de faire seul quand il n’y a personne, il y a là toute une cartographie…
Question : pour reprendre votre image du paysage qui défile, je crois que c’est vrai qu’en tant qu’éducateurs on est situés dans cette partie du paysage qui défile très vite, et aussi au croisement d’attentes contradictoires, entre les besoins des personnes dont on a la charge et les attentes sociales, il y a quelque chose de paradoxal qui fait que c’est difficile de trouver la voix éthique
P R : le conflit, dans une société de plus en complexe, devient de plus en plus la règle ; on ne va pas vers une société pacifique ; il se fait tellement de liaisons qui interfèrent les unes avec les autres, que l’on multiplie les situations de conflit. Donc la place pour des interventions de compromis est marquée là en creux.
Mais je pense à des exemples, encore une fois d’amis, dont les enfants ont des handicaps différents. Je pense, comme exemple de confrontation, à une famille qui va s’opposer à tout prix à la médicalisation : non, non, je veux que mon enfant reste dans le système scolaire, il peut encore apprendre, il peut encore grandir. Le médecin dit non, pointe l’aveuglement de la mère : vous vous trompez, il faut le médicaliser.
C’est un conflit où chacun a des droits et des intérêts réels. Il est naturel que les parents ne capitulent pas tout de suite, même devant le point de vue du médecin ou de l’éducateur, qui peut être voit plus juste en termes de grands nombres. Mais les parents croiront tellement à la singularité de leur enfant : vous le voyez comme les autres que vous traitez, mais moi je le vois tous les jours… Vous connaissez bien ce genre d’argumentation, qui a sa vérité. Donc il faut des instances de négociation, parce qu’aussi ça peut être une solution de facilité. Dans les hôpitaux psychiatriques il y a dix ou vingt ans – c’est peut-être mieux maintenant – quand sont apparus les neuroleptiques, tout le monde aux neuroleptiques, c’était mieux que les électrochocs, mais dans des services entiers tout le monde dormait toute la journée… personne n’est embêté mais personne n’avance plus, on enferme chacun dans son handicap. Vous voyez, le point médical, le point de vue de ceux qui savent n’est pas forcément le seul, ça peut être aussi une solution de facilité, de rentabilité de l’institution. L’institution n’a pas toujours raison contre ses usagers.
Je voulais vous poser une question sur un sujet qui est en discussion, c’est la notion de droits des enfants, c’est assez discuté, on voudrait même l’inscrire dans la loi, au niveau juridique, droit d’avoir un avocat, de plaider contre ses parents… est-ce que c’est une question que vous avez rencontrée, qui se pose ? Peut-être que les handicaps auxquels vous avez à faire empêche que la question se pose… IL n’empêche que les pays scandinaves et la Hollande en particulier, ont défini l’enfant comme un sujet juridique ; C’est peut-être une question d génération, mais je ne suis pas très favorable à cette idée-là, parce que j’admettrais qu’il y ait des devoirs, sans nécessairement des droits. Parce qu’il y a des cas très nets de devoirs sans droits correspondants, je pense à l’exemple des animaux. Vous savez que maintenant on peut punir ceux qui laissent leur chien errer en forêt, mourir, pendant les vacances, ou les mauvais traitements, la cruauté envers les animaux, mais ça ne fait pas de l’animal un sujet de droit. Vous vous avez un devoir mais lui n’a pas de droits. Est-ce que l’enfant est dans le même cas ?
On nous dit : précisément, l’enfant n’est pas un animal, donc il doit pouvoir être un sujet de droit. Cette notion avait été employée, pas à bon droit, dans les fameuses discussions sur l’embryon. Est-ce que l’embryon est un sujet de droit ? On pourrait construire ça à partir de mon propre exposé en disant que ce qu’on respecte n’est pas l’humanité effectuée mais l’humanité potentielle. J’ai tendance à dire, oui, respect, mais pas droit.
Question : j’ai étudié la convention des droits de l’enfant et il y a par exemple le droit à l’intimité et je pense que quand on travaille en foyer et qu’on ne reconnait pas aux enfants le droit d’avoir un lieu à eux, d’avoir une vie privée, même à l’intérieur d’une institution et qu’on n’a pas toute puissance sur ce lieu-là et qu’on doit par exemple tout simplement frapper avant d’entrer dans la chambre d’un enfant… C’est quelque chose qui ne vient même pas à l’idée d’un éducateur car lui il est là, et c’est comme ça… A ce niveau-là il y a des choses au niveau du droit qui sont importantes. Mais elles nécessitent une prise de conscience des deux côtés, aussi bien de la part de l’enfant que des éducateurs…
P R : votre exemple est très intéressant car il touche à une notion juridique : que dit-on quand on parle de droit ? Vous savez, ou vous ne savez pas, que les juristes distinguent deux sortes de droits : le droit de et le droit à. Le droit de concerne toute personne qui voudrait interférer avec vous et c’est justement un droit défensif. Dans votre exemple c’est l’affirmation d’un droit contre un excès de pouvoir. Les droits fondamentaux, inscrits dans la constitution, sont tous des droits de : liberté d’expression, de réunion, droit de propriété, la libre circulation des personnes… le droit de s’exprimer publiquement, le droit de publier… des choses comme ça.
Avec le droit à, c’est tout à fait différent par ce que dans le droit de, vous empêchez quelqu’un d’intervenir ; mais quand vous invoquez le droit à, vous réclamez une prestation. Par exemple si vous réclamez le droit à la santé, vous ne réclamez pas qu’on n’interfère pas chez vous, mais au contraire vous demandez qu’on intervienne, vous avez un droit. Vous demandez à la société quelle vous donne une certaine prestation. Là vous entrez dans un domaine illimité. Par exemple est-ce qu’il y a un droit au soleil ?

Date de cet article : 2022-10-25


Philippe Fabry » Formation » Cours et conférences en lignes » Paul Ricoeur. "L’éthique dans le champ éducatif"