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Robert Castel et l'évolution des populations concernées par le travail social

Cette présentation des analyses de Robert Castel sur l’évolution des politiques sociales et du travail social consiste en la reproduction d’une conférence de Robert Castel au CNAM (chaire de Travail social de Brigitte Bouquet) le 24 Octobre 2002, conférence qui me semble à la fois bien résumer son livre «L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?» (voir la rubrique «Livres»), et bien présenter un enjeu fondamental de la formation des travailleurs sociaux : l’analyse des besoins et des attentes des populations accompagnées.

Après avoir défini le travail social comme étant à la conjonction de trois sous-ensembles :

  • la technicité, la compétence professionnelle,
  • l'assise institutionnelle : la praxis des intervenants se déploie à partir d'institutions,
  • les usagers (en pointant leur grande diversité),
Robert Castel précise que n'étant pas un praticien du social, il ne peut pas parler des deux premiers sous-ensembles mais qu'il pourra parler d'un problème précis : l'évolution des populations concernées par le travail social.
C'est à partir de l'étude des changements des populations qu'on peut comprendre les transformations intervenues dans les politiques sociales.
Le travail social s'est développé à partir d'un certain type de population et a créé à partir de là ses technicités, après-guerre, dans le contexte d'une forte croissance et d'une politique de sécurité sociale généralisée. A partir des années 1970, il y a une remontée de l'insécurité sociale. Certaines populations qui semblaient intégrées sont déstabilisées, avec les changements dans l'organisation du travail, le chômage de masse. Cette précarisation change le contexte du travail social, change les populations, ce qui constitue un nouveau défi.
La configuration du travail social classique renvoie à une tradition de l'assistance, "les paumés de la terre", soit qu'ils ne peuvent pas travailler (comme les orphelins ou enfants abandonnés), soit qu'ils ne peuvent plus (les personnes âgées), soit qu'un handicap les en empêche. Robert Castel parle d'une "handicapologie", une problématique qui renvoie à l'assistance.
Le travail social moderne représente un progrès, une technicisation, une professionnalisation , avec un ciblage des populations à risque auxquelles on essaie de faire correspondre des dispositifs adaptés.
Après guerre il y a une explosion quantitative et qualitative des professions du social qui vise à créer des professionnels adaptés à chaque catégorie : handicapés, enfants à problèmes, enfants en danger. Robert Castel cite un article des années 1970 à propos d'un enfant ayant vu une dizaine de spécialistes. Mais il y a un principe d'unification avec la prépondérance donnée à la relation. Educateur = technicien de la relation d'aide.
C'est une relation de service : le professionnel dispose d'une technicité qu'il met au service du client et qui le met en situation d'aller mieux. Cf. Goffman et le schéma de réparation (voir dans "Asile") : quelqu'un qui relève du travail social a un problème qu'il ne peut régler lui-même. L'intervenant a des techniques, le binôme écoute-parole ; ça explique la séduction exercée par la psychanalyse ; c'est un peu aberrant car le travail est à mille lieux de la situation psychanalytique.
Les critiques qui se sont portées sur le travail social comme police des famille visent le caractère de cette relation. Maintenant la critique est plus dans l'incapacité du travail social de ré-insèrer ses clients. Quelques traits essentiels des transformations depuis 30 ans - tout ne s'est pas transformé, l'accent mis sur la relation reste une spécificité - : l'instrumentalisation de cette technologie a de plus en plus de mal à s'opérer. Ces difficultés nouvelles ne tiennent pas seulement à des transformations internes mais à de nouveaux profils de populations qui ne relèvent plus seulement de cette technologie de service.
La profession a toujours été problématique, ça ne date pas d'hier, mais quelque chose de nouveau s'est produit avec l'apparition de populations nouvelles, réfractaires au travail social. Leur problème n'est pas de l'ordre de la réparation mais plutôt d'arriver à vivre sans relation d'aide. Ce ne sont pas des "incapables", des "inaptes", mais des gens qui ont été invalidés.
Cf., fin des années 1970, le rapport OHEIX, paru en février 1981, "contre la pauvreté et la précarité, 60 propositions". On parle de pauvreté, de précarité et de l'importance des politiques de l'emploi, du logement.
Cf. en 1980 le rapport d'Agnès Pitrou pour la CNAF : "Familles précaires" ; c'est différent du quart-monde et ça concerne une population qui a été intégrée dans le monde du travail et qui risque de basculer dans une situation de dépendance qu'elle refuse. Ce sont des populations menacées de déchéance.
On parle de nouveaux pauvres, de gens déstabilisés pour des raisons qui ne sont pas de leur fait, mais par des changements dans la conjoncture, la dégradation de la situation salariale. La pauvreté revient au goût du jour avec la vieille tradition de la philanthropie qui n'était pas à la base du travail social.
On parle donc de nouveaux pauvres car ces populations sont différentes de celles du travail social traditionnel. Exemple, Dubet par rapport aux jeunes, "la galère". Quel est le problème de ces jeunes ? Ils ne sont pas vraiment des délinquants - ça leur arrive -, des toxicomanes - ça leur arrive -, des chômeurs - ils travaillent par intermittence -. Ils ne sont pas exclusivement délinquants, toxicomanes, chômeurs, mais un peu de tout ça. Ils souffrent d'un déficit d'intégration : absence de travail stable, habitat dégradé, configurations familiales atypiques.
Par quel bout les prendre ? Quelle technicité particulière employer ?
Les politiques d'insertion sont une tentative de réponse, un nouveau modèle, local, transversal, partenarial. Il y a une distance par rapport au travail social classique et il a souvent été pensé en opposition au travail social (exemple : le rapport Bonnemaison, assez injuste par rapport au travail social présenté comme un modèle pédagogique duel dépassé alors que les techniciens modernes sont des managers maniant le politique, l'économique et le social).
Dans un premier temps le travail social a eu du mal à s'intégrer à ces dispositifs.
Lorsqu'elles se sont mises en place, ces politiques se sont voulues expérimentales et provisoires : passer un cap en attendant l'amélioration de la situation (la reprise...), l'intégration.
Bertrand Schwartz dans son rapport de 1981 sur l'intégration sociale des jeunes, dit : "Nous n'avons pas la naïveté de penser que ces petites équipes peuvent répondre aux problèmes professionnels, culturels, sociaux. Le but est d'améliorer la formation."
En 1988, création du RMI ; Bernard Fragonard dit que la réussite du RMI sera qu'il n'y ait plus de RMIstes... Ce n'est pas ce qui s'est produit. L'étape est souvent devenue un état. On peut s'installer dans le provisoire, entre intégration complète (qui pour Robert Castel passe par le travail) et exclusion complète. C'est une situation bâtarde, inconfortable.
Les politiques d'intégration sont un moindre mal. Il y avait moins de 500.000 chômeurs en 1970 ; il y en a plus de 3 millions aujourd'hui. Ca ne veut pas dire (comme le pensent certains) qu'il y ait 2.500.000 fainéants, à moins de penser qu'il y ait une majorité de "mauvais pauvres"...
Si seule une minorité sort par le haut de ces dispositifs, ça pose un problème, "les surnuméraires", que Danzelot appelle "les normaux inutiles" ; ça rappelle les "inutiles au monde", les vagabonds, qui le payaient très cher.
Problème pour les intervenants sociaux : avant, on avait des critères de réussite sociale. Maintenant on peut concevoir qu'une réussite soit aussi un échec, par exemple qu'un jeune qu'on a remis à niveau après beaucoup d'efforts ne puisse pas trouver du travail. Le risque est que le travail social devienne occupationnel. On monte des activités mais c'est décourageant et dérisoire si on ne peut pas sortir de cette bulle relationnelle.
Ceci n'est pas une critique du travail social, qui n'est pas responsable de cette situation ; ça se joue en amont. L'entreprise avec la concurrence sauvage entraîne cette dynamique d'invalidation.
Que faire face à cette situation d'individus désaffiliés ?
Je n'ai pas de réponse ; ça se situe sur le plan de la pratique. Il ne faut pas demander trop au sociologue, on risque d'être déçu. Le sociologue peut faire un bon diagnostic. Un bon diagnostic ne suffit pas à soigner, mais un mauvais peut suffire à tuer...
Cf. "la métamorphose de la question sociale" : les difficultés rencontrées par le travail social peuvent découler d'une individualisation excessive. De puissants processus d'individualisation, de dé-collectivisation (Elias) sont à l'oeuvre, avec l'injonction de répondre comme des individus aux défis de la vie sociale.
Les difficultés de la vie sociale peuvent se lire à partir de là. Au travail, c'est de plus en plus l'individu qui doit gérer son parcours professionnel, ce n'est plus programmé (avant on rentrait à 16 ans dans une entreprise et on y travaillait souvent jusqu'à la retraite) ; idem par rapport aux croyances, par rapport à la famille. L'idéologie néo-libérale (pas si nouvelle que ça) a tendance à célébrer l'individu contre les groupes. Cette célébration de l'individu ne recoupe qu'une partie de la réalité. Un travailleur au chômage après 20 ans de travail dans la même entreprise, paraissait bien intégré, mais l'exigence de s'investir personnellement l'a fait perdre pied et il a perdu une bonne partie de ce qui lui donnait sa consistance. C'est toujours un individu et il est davantage sollicité comme individu : être chômeur est un métier fatigant, démarches, entretiens, choix douloureux (accepter un travail moins bien payé ? mais si je refuse, est-ce que je ne vais pas plonger complètement ?). C'est peu valorisant, très inconfortable.
Il y a deux profils très contrastés d'individus :
- l'individu indépendant, libéré des contraintes et dont on exalte la réussite.
- l'individu par défaut, condamné à être un individu (chômeur, jeune qui galère de stage en stage, gens surexposés comme individus).
D'où cette proposition : les individus ont inégalement les supports leur permettant d'être des individus. Pour être doté d'un minimum d'indépendance, d'autonomie, pour être l'individu de la déclaration des droits de l'homme, il faut des conditions. Quels types de supports sont nécessaires ?
Pendant longtemps ça a été la propriété privée, qui a protégé contre les risques de la vie, a donné les bases de la sécurité, avec une différence de statut entre le propriétaire et celui qui n'avait que son travail pour vivre. Quand il ne pouvait plus travailler, il tombait dans la déchéance. Finir à l'hospice était une vraie terreur. Pour en sortir, la protection est venue du travail auquel ont été liés des droits, par exemple le droit à la retraite.
Avec la retraite, c'est tout à fait différent, il y a un minimum de sécurité et la possibilité d'échapper à l'infamie de l'assistance.
La retraite est un exemple de propriété sociale, qui s'est étendue et ramifiée jusqu'à couvrir une majorité des gens et constituer une sécurité sociale. Un salarié qui travaille dans une grande entreprise n'est pas forcément propriétaire, mais ses protections et ses droits lui assurent une indépendance sociale. Il peut soutenir la comparaison avec un petit rentier. Un modèle d'individu positif s'est construit à partir du travail protégé. La grande transformation à partir des années 1970 c'est un effritement de ces supports, un affaiblissement des protections qui a rendu les travailleurs vulnérables. Ces transformations affectent le statut de l'individu. La possibilité, pour une majorité des travailleurs, d'accéder à un statut, est passée par le collectif : conventions collectives, statut collectif de l'emploi qui avait permis de vaincre l'insécurité sociale.
S'il est vrai que ce à quoi on assiste est une décollectivisation, une individualisation, c'est le socle qui risque de s'effondrer pour ceux dont l'indépendance dépendait d'une participation au collectif. Les effets sont contrastés ; certains maximisent leurs chances, tirent leur épingle du jeu et montrent un potentiel qui était bridé par le groupe. C'est l'idéologie dominante. Mais ce discours cache un non-dit : tous les individus ne sont pas à égalité. Il faut des supports, du capital social, culturel (cf. Bourdieu), des droits et des protections collectives. Ceux qui n'en ont pas (qu'ils perdent pied ou qu'ils n'arrivent pas à prendre pied) risquent d'être fragilisés, désafilliés.
Le travail social hérite de cette société, l'individu est de plus en plus valorisé, sollicité à agir comme individu.
Les "individus par défaut" -défaut de ressources, d'inscriptions collectives- sont surexposés, contraints à payer de leur personne. On demande beaucoup à ceux qui ont moins. Par exemple on demande à un chômeur de faire un projet de reconversion professionnelle, ce qu'on ne demanderait pas à un fonctionnaire.
Le contrat est devenu la pièce maîtresse. Ce n'est pas un mal (une technologie sociale), un contrat ça peut être un moyen de respecter l'autre ; cependant, comme disait Durkheim, tout n'est pas contractuel dans le contrat, l'un risque d'être floué. L'exigence d'être un individu peut être une contrainte s'il n'y a pas les supports. L'exigence d'être souple, mobile, adaptable est peut-être LA contrainte moderne, la nouvelle exigence du capitalisme. Certains en profitent, d'autres sont condamnés à être libres, c'est-à-dire à ne pas avoir le support de groupes.
Qu'est-ce que la contrainte ? Longtemps c'était d'être écrasé par le groupe, actuellement c'est d'être mobile."

Date de cet article : 2006-05-01


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