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Michel Lemay et la notion de carence affective précoceMichel Lemay et Jeannine Napolito, "Les carences affectives précoces. Du préjudice à la réparation.", entretien présenté sous la forme d’une cassette vidéo VHS éditée par ANTHEA avec l’aide de la fondation de France.
Pourquoi résumer par écrit cet entretien ?
Pour deux raisons, la première est que cette cassette est devenue introuvable (et elle n’a pas été numérisée) mais surtout, elle est d’une telle densité, et Michel Lemay parle vite, qu’il faut plusieurs fois la visionner pour en saisir la profondeur théorique et clinique. Aussi l’ai-je retranscrite, pas mot à mot, mais en essayant d’être assez fidèle.
Michel Lemay résume de façon pédagogique l’expérience et les concepts exposés 15 ans plus tôt dans « J’ai mal à ma mère ». Vidéo et livre se complètent.
Il propose tout d’abord une distinction entre carence affective et abandon : il y a risque de carence quand un enfant de moins de 3 ans n’a pas noué de lien d’attachement suffisamment solide, structurant, et que cette fragilité n’a pas été réparée, soit par les parents, soit par une famille de substitution.
L’abandon, c’est autre chose, et ça peut être une chance pour l’enfant.
Michel Lemay repère trois situations d’abandon non réparé :
- les situations intrafamiliales. Un parent seul, démuni, le plus souvent une femme avec un lourd passé, d’extrêmes limites dans ses compétences parentales. Une femme qui veut se réparer mais qui, du fait de ses compétences parentales limitées, oscille entre des moments d’hyper protection et des moments de rejet, qui , débordée par l’enfant, le confie à une voisine, puis culpabilisée, le reprend, puis, débordée à nouveau, l’abandonne. C’est le départ des carences affectives ;
- La grande carence dénoncée par Spitz, Bowlby, Myriam David, Geneviève Appel, liées aux carences de l’institution, aux insuffisances du personnel, sa rotation, à la fragilité des parents ;
- La carence dorée ; Des milieux riches dans lesquels les parents investissent beaucoup à l’extérieur, avec une succession d’employés de maison, l’enfant devient difficile, la rotation s’accélère. < /ul>
Mme Napolito : mais la souffrance de l’enfant est toujours la même : de quoi souffrent-ils ?
Pour l’expliquer, il faut un rappel sur le développement de l’enfant.
L’enfant, pour se construire doit effectuer deux processus simultanément : d’une part se séparer, et d’autre part s’individuer, se distinguer de l’autre. C’est la constitution d’une « colonne vertébrale psychique ». Cela suppose des acquis.
Tout d’abord que l’enfant prenne conscience de son corps, comme limite, comme contenant, comme contenu, comme fierté, avec une motricité qui se développe. Cela ne peut se faire que si l’enfant est investi, et toute une série de stimulations. Dans la carence, du fait de la discontinuité des soins, il y a une discordance.
Il faut que l’enfant s’enracine dans un espace, sa maison, son quartier, des objets reconnus
Il doit connaître des séquences temporelles régulières. Dans ces séquences l’enfant va inscrire des souvenirs, donc un sentiment du présent et la capacité de se projeter.
Il doit avoir la conviction de pouvoir agir sur l’environnement, afin qu’il développe une causalité. S’il vit des événements qu’il ne maîtrise pas, cela va attaquer sa maîtrise de la causalité.
Il faut que l’enfant gère son anxiété; il découvre qu’il est limité, mortel, il va devoir accepté d’être castré. L’anxiété est nécessaire pour mobiliser nos compétences, à condition de ne pas être envahi par l’anxiété. Il va introjecter des personnes significatives. Si ces personnes se dérobent, c’est le désert. Pour s’enraciner, il faut développer un langage, des activités ludiques, symboliques. Grâce à cela il est possible de se construire, de gérer son agressivité, sa sexualité. Quand la « colonne vertébrale » est fragile, il y a une symptomatologie qui constitue le syndrome carentiel.
Sur le plan symptomatique, Spitz, Bowlby, David, Appel, ont reconnu que des enfants présentant des troubles de la relation ont une absence de gestes anticipateurs, une fuite du regard, des souffrances dans leurs corps, des troubles alimentaires, des troubles du sommeil, qui rendent ces enfants difficiles à élever. Mais quand
on voit ces enfants évoluer, on voit apparaître une symptomatologie différente.
Il y a beaucoup d’écrits sur les bébés carencés, mais très peu sur ces enfants à l’age de latence. A
7, 10, 12 ans, ils montrent une extraordinaire avidité affective. Je les appelle les petits anthropophages de l’amour. Ils veulent nous dévorer dans notre temps et notre espace. Le clinicien peut d’ailleurs les reconnaître à distance: ce sont des mots oraux qui sont employés pour les décrire :"il me dévore», «je ne vais pas me laisser bouffer".
Mais cette grande avidité affective s’accompagne d’une grande difficulté à accepter les marques d’affection : les petits anthropophages de l’amour ont du mal à digérer l’amour. Ils présentent ce que j’ai appelé (dans « j’ai mal à ma mère ») des mécanismes de brisure. Ce sont des coupures que l’enfant déclenche chaque fois qu’il demande de l’amour. L’enfant va demander que l’on s’occupe de lui, mais quand on le fait il devient agressif, injurie, est en colère. L’adulte ne comprend pas. L’enfant veut beaucoup d’objets, mais il y a brisure aussi pour les objets qui sont cassés, perdus, très vite.
A quoi sont dus ces mécanismes de brisure ? A plusieurs causes qu’il est important de comprendre.
Ils ont de tels manques affectifs que ce qu’on leur apporte est toujours dérisoire. Ce qu’ils reçoivent n’est jamais satisfaisant, ce qui avive leur agressivité. Plus on les aime, plus ces enfants deviennent agressifs et exigeants
Une autre raison c’est que pour eux, aimer est dangereux, aimer c’est pouvoir être abandonné. Du coup ils testent: toi aussi tu vas me rejeter, vas-tu accepter de passer le test ?
Ces enfants ont une très faible estime d’eux même car ils n’ont pas été désirés. Ils ont des mots terribles, par exemple une petite fille convaincue d’être mauvaise : « je suis un avortement raté ».
Ces grand blessés sont de grands déprimés. On ne peut pas vivre avec le manque, ils vont se construire le fantasme d’une mère mythique idéalisée qui pourrait combler leurs manques, toute puissante, mais avec une agressivité à son égard, car elle abandonne. Il y a un mélange détonnant de quelqu’un qui aime et de quelqu’un qui pourrait détruire.
On comprend bien alors que quand ces enfants rencontrent un personnage maternel (homme ou femme) ça les renvoie à l’agressivité vis-à-vis de ce personnage mythique.
Cela explique l’agressivité – qu’ils ne peuvent décharger sur ce personnage inconnu-, l’incapacité à supporter la compétition, le manque de désir de sensorialité, l’énurésie, l’encoprésie, le caractère régressif de leurs demandes, leurs faibles capacités à se défendre face à des pédophiles. Pour eux, une façon que l’on s’occupe d’eux est d’être malades. Ils ont des difficultés dans leur scolarité, sont désorientés dans le temps, dans l’espace.
Dans le monde familial, dans le monde scolaire, dans les loisirs, c’est l’échec.
Mme Napolito: quand ces enfants grandissent, c’est un drame quand ils deviennent parents.
Michel Lemay : Ce sont souvent des jeunes gens qui veulent réparer leur passé. On veut un bébé très vite. Et dans une proportion importante, ils rejouent le drame qu’ils ont vécu.C’est facile à comprendre si l’on sait que le désir sexuel, le désir de grossesse, le désir de couple et le désir d’enfant ça n’est pas la même chose.
Le désir sexuel : ils ont une telle soif d’être aimés, que dans le choix de l’être aimé il y a un manque d’esprit critique. La sexualité est souvent prégénitale. Mais ils ont toujours un désir de grossesse, un désir réparateur.
Pendant la grossesse, ils ont un comportement que les maternités devraient pouvoir repérer afin de pouvoir les aider : le bébé imaginaire est extraordinaire, il va tout réparer. Mais, au 4°, 5°, 6° mois on ne voit pas de préparatifs, pas de layette, pas de berceau, pas de chambre. Il y a un immense décalage entre le discours et les actes concrets.
Souvent aussi on découvre une absence étonnante de précaution, par exemple, des prises de risque à moto en fin de grossesse. Il y a un mouvement d’amour et un mouvement destructeur. Le désir de grossesse est là mais pas le désir d’enfant.
Être parent, c’est accompagner un être humain dans un processus de séparation et d’individuation. C’est toujours vécu de manière ambivalente : on voulait un petit poussin et on a un canard qui a bien raison de vouloir s’envoler. Ce mouvement de séparation est insupportable pour le parent carencé.
Ce mouvement de séparation est insupportable pour le parent carencé. Cela a beaucoup de conséquences sur les compétences parentales. Le bébé réel, qui dort mal, vomi, fait caca, devient vite un bébé persécuteur, ce qui peut aboutir à un risque de maltraitance. Pas tout de suite car c’est d’abord un bébé qui accepte d’être un objet poupée, mais quand l’enfant commence à expérimenter, à s’opposer, il envoie un message : tu es là pour m’accompagner, pour me séparer, pas pour fusionner. Là certains refont un enfant, ou deviennent violents avec cet enfant persécuteur, ou partent.
On ne peut être empathique que si on ne se confond pas avec l’enfant.
Chez le parent carencé, on voit très vite des troubles de l’empathie. Par exemple une maman dont l’enfant pleure ; elle est fatiguée donc elle pense que l’enfant est fatigué. Elle va le laisser dans le berceau et il va la persécuter avec ses pleurs. Une autre fois, le bébé est fatigué, mais elle se sent seule, a besoin d’être maternée. Elle va le prendre, il va se raidir, refuser d’être porté et elle va à nouveau être persécutée.
Si le parent carencé a une mauvaise estime de lui-même, il va craindre que ce qui vient de lui soit mauvais. Nous avons fait un travail à Montréal, à l’hôpital Saint Justine, par rapport à ces parents qui viennent consulter en urgence. Il y une anticipation du négatif, la grimace qui est le signe d’une petite douleur est interprétée comme le début d’une maladie grave.
Même si l’on aime son enfant, il faut le désillusionner, le limiter. Il faut pour cela couper la relation, "ça suffit, je te demande d’arrêter ». Si le parent a peur d’être abandonné, il aura peur d’un acte qui coupe la relation, il ne mettra pas de limite et l’enfant deviendra un tyran insupportable.
Nous avons parlé du fait d’accepter l’enfant comme il est, des limites, de l’anticipation négative, des risques de malentendus relationnels, du désir sexuel –on en a parlé, du désir de grossesse
–fort- du désir d’enfant –faible. Abordons la question du désir de couple.
Le désir de couple est souvent faible. Accepter un partenaire, c’est accepter de partager, ne plus fusionner avec l’enfant., cela peut être insupportable pour ces parents déprimés.
Quand on dit cela, le risque est d’être nous-mêmes déprimés, dans l’anticipation négative d’une répétition. Anticiper négativement, c’est stériliser toute forme d’aide.
Je ne dis pas cela pour dire qu’il n’y a rien à faire, mais plutôt pour dire que puisque ce syndrome est si lourd, il faut tout faire pour l’éviter, pour la prévention.
Mme Napolito: nous pourrions décrire le drame du jeune homme, ex enfant carencé qui va devenir père
Michel Lemay: quand je parle de la mère, je parle de la mère symbolique. J’ai vu des hommes ayant des syndromes carenciels avecles mêmes problèmes, une relation fusionnelle qui se termine souvent sur un
mode incestueux.Tout homme a un désir de grossesse. L’homme carencé va vivre fortement ce désir de grossesse par l’intermédiaire de sa femme, avec une certaine frustration. Dans la rivalité il va tenter d’être une mère substitutive. Soit la mère partage, soit la mère retient l’enfant et le père va soit s’attaquer à ce petit rival, ou va boire, ou va combler dans le travail. Le désir de fusion, la difficulté d’empathie se jouent pour le père comme pour la mère. Dans un premier temps, c’est « j’ai mal à ma mère », puis ce sont des problèmes avec le père.
La prévention. Ce qui est enrageant, c’est que l’on connaît très bien ce syndrome. Théoriquement on pourrait supprimer cette carence, mais elle augmente. On pourrait intervenir dès l’adolescence dans les collèges et sensibiliser les adolescents à la question des compétences parentales.
A la maternité on repère assez bien ces parents qui ont passé carenciel, ces parents qui ont une image idéalisée de l’enfant mais qui ne préparent pas. Le travail montre que les mères sont alors extrêmement proches de leur inconscient. L’enfant dans le ventre réactive le passé, et des réaménagements libidinaux, psychiques, sont alors possibles avec des thérapies brèves.
Mme Napolito : les mères seront ensuite moins accessibles si on a pas travaillé à ce moment.
Michel Lemay : et cela prendra plus de temps. Et il y a tout l’accueil pendant les premiers mois de la vie de l’enfant. La PMI, si elle ne se limite pas à la taille et au poids, peut faire beaucoup pour accompagner les parents en difficulté.
Je veux souligner un point : autant il faut aider, autant je ne crois pas aux thérapies verbales. Les mères ont besoin de concret, qu’on s’appuie sur les compétences de maternage, baigner, nourrir, langer, en présence de quelqu’un qui va les aider à repérer les erreurs et les ressources, les richesses d’anticipation. Trouver quelqu’un qui montre : je m’intéresse à vous, à votre corps, votre espace, aux séquences temporelles. Il ne faut pas s’embourber dans l’analyse de l’enfant imaginaire.
Le grand problème est que tant que l’enfant reste un enfant réparateur, on peut faire quelque chose. Mais quand on rentre dans le cercle vicieux : enfant persécuteur-persécuté, l’enfant devient difficile et ça percute un couple déjà fragilisé. Tout ce qui peut être fait avant doit
Mme Napolito : Pour une jeune maman qui n’a pas de mère, il est sécurisant d’avoir une présence qui la rassure. Elle est angoissée, je n’ai pas eu de mère, comment vais-je faire ?
Michel Lemay : il y a un clivage en elles entre bonne et mauvaise mère. Il faut s’appuyer sur les compétences de la bonne mère pour modifier quelque chose. Et puis il y a les moments de répit, des lieux de soutien (par exemple les maisons vertes créées par Dolto), des structures qui font que nous sommes moins désarmés qu’on le pense. D’autant que ces parents avides affectivement, si l’aidant accompagne authentiquement sans faire peser le poids de son affectivité, ces parents brisent peu la relation. Quelques fois, la compétence est tellement atteinte qu’il faut envisager un placement familial. Mais alors il ne faut pas tomber dans le cycle placement, retour en famille puis placement à nouveau, puis retour, qui provoque une discontinuité.
Quelques fois, le parent va toujours casser le placement car il ne peut supporter qu’il y ait un parent substitut. Il faut alors un juge pour protéger le placement. Il faut aussi parfois des placements en institution quand le placement en famille d’accueil ou le retour en famille sont trop risqués. Une maison d’enfant, avec une équipe pluridisciplinaire, dans la mesure où les personnels sont bien formés et stables, peut être alors nécessaire. Oui le syndrome carentiel est très grave, mais il n’y pas lieu d’être exagérément pessimiste.
Il n’y a pas de répétition automatique quand les gens peuvent profiter d’une aide adaptée. Cela suppose que tout le monde croie en l’existence de la carence affective. Le DSM4 ne cite pas la carence affective ! Si les praticiens, juges, psychiatres, psychologues, infirmières, puéricultrices, éducateurs, n’ont pas conscience de l’importance de cette question dès les premières années, l’impact incroyable des carences précoces, nous serons d’éternels pompiers.
Ne pas laisser les mères voir leur enfant prématuré à l’hôpital, avec le risque que les mères fragiles fassent un deuil secondaire, croire en placement familial que l’amour suffit – c’est de l’escroquerie -, laisser sans aide un parent avec un grand décalage entre enfant imaginaire et enfant réel, voilà des risques importants.
C’est la société qui doit comprendre que ces premières années, c’est la construction des enfants, la base qui permet de répondre aux quatre grandes questions : qui suis-je, qu’est-ce que je fais, avec qui, au nom de quoi ? Aux médecins, les psychologues qui n’acceptent pas de suivre ces parents et ces enfants car cela ne répond pas aux règles de la psychothérapie, il faut dire que c’est une population tellement fragile qu’il faut faire quelque chose.
Michel Lemay et Jeannine Napolito, "Les carences affectives précoces. Du préjudice à la réparation.", entretien présenté sous la forme d’une cassette vidéo VHS éditée par ANTHEA avec l’aide de la fondation de France.
Pourquoi résumer par écrit cet entretien ?
Pour deux raisons, la première est que cette cassette est devenue introuvable (et elle n’a pas été numérisée) mais surtout, elle est d’une telle densité, et Michel Lemay parle vite, qu’il faut plusieurs fois la visionner pour en saisir la profondeur théorique et clinique. Aussi l’ai-je retranscrite, pas mot à mot, mais en essayant d’être assez fidèle.
Michel Lemay résume de façon pédagogique l’expérience et les concepts exposés 15 ans plus tôt dans « J’ai mal à ma mère ». Vidéo et livre se complètent.
Il propose tout d’abord une distinction entre carence affective et abandon : il y a risque de carence quand un enfant de moins de 3 ans n’a pas noué de lien d’attachement suffisamment solide, structurant, et que cette fragilité n’a pas été réparée, soit par les parents, soit par une famille de substitution.
L’abandon, c’est autre chose, et ça peut être une chance pour l’enfant.
Michel Lemay repère trois situations d’abandon non réparé :
- les situations intrafamiliales. Un parent seul, démuni, le plus souvent une femme avec un lourd passé, d’extrêmes limites dans ses compétences parentales. Une femme qui veut se réparer mais qui, du fait de ses compétences parentales limitées, oscille entre des moments d’hyper protection et des moments de rejet, qui , débordée par l’enfant, le confie à une voisine, puis culpabilisée, le reprend, puis, débordée à nouveau, l’abandonne. C’est le départ des carences affectives ;
- La grande carence dénoncée par Spitz, Bowlby, Myriam David, Geneviève Appel, liées aux carences de l’institution, aux insuffisances du personnel, sa rotation, à la fragilité des parents ;
- La carence dorée ; Des milieux riches dans lesquels les parents investissent beaucoup à l’extérieur, avec une succession d’employés de maison, l’enfant devient difficile, la rotation s’accélère. < /ul>
Mme Napolito : mais la souffrance de l’enfant est toujours la même : de quoi souffrent-ils ?
Pour l’expliquer, il faut un rappel sur le développement de l’enfant.
L’enfant, pour se construire doit effectuer deux processus simultanément : d’une part se séparer, et d’autre part s’individuer, se distinguer de l’autre. C’est la constitution d’une « colonne vertébrale psychique ». Cela suppose des acquis.
Tout d’abord que l’enfant prenne conscience de son corps, comme limite, comme contenant, comme contenu, comme fierté, avec une motricité qui se développe. Cela ne peut se faire que si l’enfant est investi, et toute une série de stimulations. Dans la carence, du fait de la discontinuité des soins, il y a une discordance.
Il faut que l’enfant s’enracine dans un espace, sa maison, son quartier, des objets reconnus
Il doit connaître des séquences temporelles régulières. Dans ces séquences l’enfant va inscrire des souvenirs, donc un sentiment du présent et la capacité de se projeter.
Il doit avoir la conviction de pouvoir agir sur l’environnement, afin qu’il développe une causalité. S’il vit des événements qu’il ne maîtrise pas, cela va attaquer sa maîtrise de la causalité.
Il faut que l’enfant gère son anxiété; il découvre qu’il est limité, mortel, il va devoir accepté d’être castré. L’anxiété est nécessaire pour mobiliser nos compétences, à condition de ne pas être envahi par l’anxiété. Il va introjecter des personnes significatives. Si ces personnes se dérobent, c’est le désert. Pour s’enraciner, il faut développer un langage, des activités ludiques, symboliques. Grâce à cela il est possible de se construire, de gérer son agressivité, sa sexualité. Quand la « colonne vertébrale » est fragile, il y a une symptomatologie qui constitue le syndrome carentiel.
Sur le plan symptomatique, Spitz, Bowlby, David, Appel, ont reconnu que des enfants présentant des troubles de la relation ont une absence de gestes anticipateurs, une fuite du regard, des souffrances dans leurs corps, des troubles alimentaires, des troubles du sommeil, qui rendent ces enfants difficiles à élever. Mais quand
on voit ces enfants évoluer, on voit apparaître une symptomatologie différente.
Il y a beaucoup d’écrits sur les bébés carencés, mais très peu sur ces enfants à l’age de latence. A
7, 10, 12 ans, ils montrent une extraordinaire avidité affective. Je les appelle les petits anthropophages de l’amour. Ils veulent nous dévorer dans notre temps et notre espace. Le clinicien peut d’ailleurs les reconnaître à distance: ce sont des mots oraux qui sont employés pour les décrire :"il me dévore», «je ne vais pas me laisser bouffer".
Mais cette grande avidité affective s’accompagne d’une grande difficulté à accepter les marques d’affection : les petits anthropophages de l’amour ont du mal à digérer l’amour. Ils présentent ce que j’ai appelé (dans « j’ai mal à ma mère ») des mécanismes de brisure. Ce sont des coupures que l’enfant déclenche chaque fois qu’il demande de l’amour. L’enfant va demander que l’on s’occupe de lui, mais quand on le fait il devient agressif, injurie, est en colère. L’adulte ne comprend pas. L’enfant veut beaucoup d’objets, mais il y a brisure aussi pour les objets qui sont cassés, perdus, très vite.
A quoi sont dus ces mécanismes de brisure ? A plusieurs causes qu’il est important de comprendre.
Ils ont de tels manques affectifs que ce qu’on leur apporte est toujours dérisoire. Ce qu’ils reçoivent n’est jamais satisfaisant, ce qui avive leur agressivité. Plus on les aime, plus ces enfants deviennent agressifs et exigeants
Une autre raison c’est que pour eux, aimer est dangereux, aimer c’est pouvoir être abandonné. Du coup ils testent: toi aussi tu vas me rejeter, vas-tu accepter de passer le test ?
Ces enfants ont une très faible estime d’eux même car ils n’ont pas été désirés. Ils ont des mots terribles, par exemple une petite fille convaincue d’être mauvaise : « je suis un avortement raté ».
Ces grand blessés sont de grands déprimés. On ne peut pas vivre avec le manque, ils vont se construire le fantasme d’une mère mythique idéalisée qui pourrait combler leurs manques, toute puissante, mais avec une agressivité à son égard, car elle abandonne. Il y a un mélange détonnant de quelqu’un qui aime et de quelqu’un qui pourrait détruire.
On comprend bien alors que quand ces enfants rencontrent un personnage maternel (homme ou femme) ça les renvoie à l’agressivité vis-à-vis de ce personnage mythique.
Cela explique l’agressivité – qu’ils ne peuvent décharger sur ce personnage inconnu-, l’incapacité à supporter la compétition, le manque de désir de sensorialité, l’énurésie, l’encoprésie, le caractère régressif de leurs demandes, leurs faibles capacités à se défendre face à des pédophiles. Pour eux, une façon que l’on s’occupe d’eux est d’être malades. Ils ont des difficultés dans leur scolarité, sont désorientés dans le temps, dans l’espace.
Dans le monde familial, dans le monde scolaire, dans les loisirs, c’est l’échec.
Mme Napolito: quand ces enfants grandissent, c’est un drame quand ils deviennent parents.
Michel Lemay : Ce sont souvent des jeunes gens qui veulent réparer leur passé. On veut un bébé très vite. Et dans une proportion importante, ils rejouent le drame qu’ils ont vécu.C’est facile à comprendre si l’on sait que le désir sexuel, le désir de grossesse, le désir de couple et le désir d’enfant ça n’est pas la même chose.
Le désir sexuel : ils ont une telle soif d’être aimés, que dans le choix de l’être aimé il y a un manque d’esprit critique. La sexualité est souvent prégénitale. Mais ils ont toujours un désir de grossesse, un désir réparateur.
Pendant la grossesse, ils ont un comportement que les maternités devraient pouvoir repérer afin de pouvoir les aider : le bébé imaginaire est extraordinaire, il va tout réparer. Mais, au 4°, 5°, 6° mois on ne voit pas de préparatifs, pas de layette, pas de berceau, pas de chambre. Il y a un immense décalage entre le discours et les actes concrets.
Souvent aussi on découvre une absence étonnante de précaution, par exemple, des prises de risque à moto en fin de grossesse. Il y a un mouvement d’amour et un mouvement destructeur. Le désir de grossesse est là mais pas le désir d’enfant.
Être parent, c’est accompagner un être humain dans un processus de séparation et d’individuation. C’est toujours vécu de manière ambivalente : on voulait un petit poussin et on a un canard qui a bien raison de vouloir s’envoler. Ce mouvement de séparation est insupportable pour le parent carencé.
Ce mouvement de séparation est insupportable pour le parent carencé. Cela a beaucoup de conséquences sur les compétences parentales. Le bébé réel, qui dort mal, vomi, fait caca, devient vite un bébé persécuteur, ce qui peut aboutir à un risque de maltraitance. Pas tout de suite car c’est d’abord un bébé qui accepte d’être un objet poupée, mais quand l’enfant commence à expérimenter, à s’opposer, il envoie un message : tu es là pour m’accompagner, pour me séparer, pas pour fusionner. Là certains refont un enfant, ou deviennent violents avec cet enfant persécuteur, ou partent.
On ne peut être empathique que si on ne se confond pas avec l’enfant.
Chez le parent carencé, on voit très vite des troubles de l’empathie. Par exemple une maman dont l’enfant pleure ; elle est fatiguée donc elle pense que l’enfant est fatigué. Elle va le laisser dans le berceau et il va la persécuter avec ses pleurs. Une autre fois, le bébé est fatigué, mais elle se sent seule, a besoin d’être maternée. Elle va le prendre, il va se raidir, refuser d’être porté et elle va à nouveau être persécutée.
Si le parent carencé a une mauvaise estime de lui-même, il va craindre que ce qui vient de lui soit mauvais. Nous avons fait un travail à Montréal, à l’hôpital Saint Justine, par rapport à ces parents qui viennent consulter en urgence. Il y une anticipation du négatif, la grimace qui est le signe d’une petite douleur est interprétée comme le début d’une maladie grave.
Même si l’on aime son enfant, il faut le désillusionner, le limiter. Il faut pour cela couper la relation, "ça suffit, je te demande d’arrêter ». Si le parent a peur d’être abandonné, il aura peur d’un acte qui coupe la relation, il ne mettra pas de limite et l’enfant deviendra un tyran insupportable.
Nous avons parlé du fait d’accepter l’enfant comme il est, des limites, de l’anticipation négative, des risques de malentendus relationnels, du désir sexuel –on en a parlé, du désir de grossesse
–fort- du désir d’enfant –faible. Abordons la question du désir de couple.
Le désir de couple est souvent faible. Accepter un partenaire, c’est accepter de partager, ne plus fusionner avec l’enfant., cela peut être insupportable pour ces parents déprimés.
Quand on dit cela, le risque est d’être nous-mêmes déprimés, dans l’anticipation négative d’une répétition. Anticiper négativement, c’est stériliser toute forme d’aide.
Je ne dis pas cela pour dire qu’il n’y a rien à faire, mais plutôt pour dire que puisque ce syndrome est si lourd, il faut tout faire pour l’éviter, pour la prévention.
Mme Napolito: nous pourrions décrire le drame du jeune homme, ex enfant carencé qui va devenir père
Michel Lemay: quand je parle de la mère, je parle de la mère symbolique. J’ai vu des hommes ayant des syndromes carenciels avecles mêmes problèmes, une relation fusionnelle qui se termine souvent sur un
mode incestueux.Tout homme a un désir de grossesse. L’homme carencé va vivre fortement ce désir de grossesse par l’intermédiaire de sa femme, avec une certaine frustration. Dans la rivalité il va tenter d’être une mère substitutive. Soit la mère partage, soit la mère retient l’enfant et le père va soit s’attaquer à ce petit rival, ou va boire, ou va combler dans le travail. Le désir de fusion, la difficulté d’empathie se jouent pour le père comme pour la mère. Dans un premier temps, c’est « j’ai mal à ma mère », puis ce sont des problèmes avec le père.
La prévention. Ce qui est enrageant, c’est que l’on connaît très bien ce syndrome. Théoriquement on pourrait supprimer cette carence, mais elle augmente. On pourrait intervenir dès l’adolescence dans les collèges et sensibiliser les adolescents à la question des compétences parentales.
A la maternité on repère assez bien ces parents qui ont passé carenciel, ces parents qui ont une image idéalisée de l’enfant mais qui ne préparent pas. Le travail montre que les mères sont alors extrêmement proches de leur inconscient. L’enfant dans le ventre réactive le passé, et des réaménagements libidinaux, psychiques, sont alors possibles avec des thérapies brèves.
Mme Napolito : les mères seront ensuite moins accessibles si on a pas travaillé à ce moment.
Michel Lemay : et cela prendra plus de temps. Et il y a tout l’accueil pendant les premiers mois de la vie de l’enfant. La PMI, si elle ne se limite pas à la taille et au poids, peut faire beaucoup pour accompagner les parents en difficulté.
Je veux souligner un point : autant il faut aider, autant je ne crois pas aux thérapies verbales. Les mères ont besoin de concret, qu’on s’appuie sur les compétences de maternage, baigner, nourrir, langer, en présence de quelqu’un qui va les aider à repérer les erreurs et les ressources, les richesses d’anticipation. Trouver quelqu’un qui montre : je m’intéresse à vous, à votre corps, votre espace, aux séquences temporelles. Il ne faut pas s’embourber dans l’analyse de l’enfant imaginaire.
Le grand problème est que tant que l’enfant reste un enfant réparateur, on peut faire quelque chose. Mais quand on rentre dans le cercle vicieux : enfant persécuteur-persécuté, l’enfant devient difficile et ça percute un couple déjà fragilisé. Tout ce qui peut être fait avant doit
Mme Napolito : Pour une jeune maman qui n’a pas de mère, il est sécurisant d’avoir une présence qui la rassure. Elle est angoissée, je n’ai pas eu de mère, comment vais-je faire ?
Michel Lemay : il y a un clivage en elles entre bonne et mauvaise mère. Il faut s’appuyer sur les compétences de la bonne mère pour modifier quelque chose. Et puis il y a les moments de répit, des lieux de soutien (par exemple les maisons vertes créées par Dolto), des structures qui font que nous sommes moins désarmés qu’on le pense. D’autant que ces parents avides affectivement, si l’aidant accompagne authentiquement sans faire peser le poids de son affectivité, ces parents brisent peu la relation. Quelques fois, la compétence est tellement atteinte qu’il faut envisager un placement familial. Mais alors il ne faut pas tomber dans le cycle placement, retour en famille puis placement à nouveau, puis retour, qui provoque une discontinuité.
Quelques fois, le parent va toujours casser le placement car il ne peut supporter qu’il y ait un parent substitut. Il faut alors un juge pour protéger le placement. Il faut aussi parfois des placements en institution quand le placement en famille d’accueil ou le retour en famille sont trop risqués. Une maison d’enfant, avec une équipe pluridisciplinaire, dans la mesure où les personnels sont bien formés et stables, peut être alors nécessaire. Oui le syndrome carentiel est très grave, mais il n’y pas lieu d’être exagérément pessimiste.
Il n’y a pas de répétition automatique quand les gens peuvent profiter d’une aide adaptée. Cela suppose que tout le monde croie en l’existence de la carence affective. Le DSM4 ne cite pas la carence affective ! Si les praticiens, juges, psychiatres, psychologues, infirmières, puéricultrices, éducateurs, n’ont pas conscience de l’importance de cette question dès les premières années, l’impact incroyable des carences précoces, nous serons d’éternels pompiers.
Ne pas laisser les mères voir leur enfant prématuré à l’hôpital, avec le risque que les mères fragiles fassent un deuil secondaire, croire en placement familial que l’amour suffit – c’est de l’escroquerie -, laisser sans aide un parent avec un grand décalage entre enfant imaginaire et enfant réel, voilà des risques importants.
C’est la société qui doit comprendre que ces premières années, c’est la construction des enfants, la base qui permet de répondre aux quatre grandes questions : qui suis-je, qu’est-ce que je fais, avec qui, au nom de quoi ? Aux médecins, les psychologues qui n’acceptent pas de suivre ces parents et ces enfants car cela ne répond pas aux règles de la psychothérapie, il faut dire que c’est une population tellement fragile qu’il faut faire quelque chose.
Date de cet article : 2007-03-24 |