LE MOINDRE MAL. La question du placement de l'enfant. 01/07/1996 Presses universitaires de Montréal.
Ce livre, malheureusement épuisé, explore méthodiquement la complexité du placement, en montrant les enjeux très différents selon les causes du placement, sa durée, l’âge de l’enfant, la qualité des liens avant le placement, le maintien ou non de rencontres régulières…
Ce livre est très étudié et utilisé par les professionnels anglo-saxons, particulièrement les Canadiens anglophones. Il sert de guide d’évaluation pour répondre à cette question essentielle : malgré les risques liés au placement, quel est le seuil au-delà duquel l’exercice du rôle parental est inacceptable ? Entre les risques d’abus et/ou de négligences graves et les risques liés au retrait de l’enfant de sa famille, quel est le « moindre mal » ?
Le 1° chapitre présente un rappel historique sur la prise en charge des enfants abandonnés ou maltraités. Cet abord historique est peu développé mais présente un intérêt pour le lecteur français car il fait apparaitre des différences significatives entre les pays anglo-saxons et la France. Par exemple Paul D.Steinhauer décrit un processus qui n’a pas eu lieu en France mais qui a été très puissant aux USA, au Canada et en Angleterre : rendre adoptables les enfants placés pour de longues durées. Cela correspond à un fond anthropologique différent, «l’adoption est vue, parfois non sans naïveté, comme une mesure fondamentalement meilleure. »
Contrairement à la France, il y a peu d’adoption d’enfants étrangers et beaucoup d’adoptions intra-familiales, et ce mouvement qui pousse vers l’adoption des enfants et adolescents qui, auparavant, auraient été placés à long terme en famille d’accueil et maintenus dans leur filiation.
Par ailleurs la tradition anglo-saxonne du « fosterage » brouille la frontière entre placement et adoption (ce livre est donc aussi important par ce qu’il permet comme comparaison entre notre système de protection de l’enfance et le système anglo-saxon).
« A la fin des années 60 et tout au long des années 70, une forte pression fut exercée sur les services de protection, soit pour remettre à leur famille naturelle tous les enfants mis sous leur garde permanente, soit pour les placer en adoption. » (p 46).
Ce mouvement correspondait à la volonté de faire des économies, mais aussi à une très mauvaise image des placements de longue durée : « cette politique visait à diminuer le nombre d’enfants laissés à eux-mêmes dans des familles d’accueil souvent de qualité médiocre et à peine supervisées. » L’opinion générale était que peu d’enfants placés réussissent à s’adapter une fois parvenus à l’âge adulte.
La théorie de l’attachement a eu une influence immense dans le monde anglo-saxon et convaincu les politiques et la société que le besoin fondamental de l’enfant est la continuité de ses relations avec une figure d’attachement (cl les travaux de Spitz, Bowlby, A Freud, Robertson et Robertson) .
La baisse du nombre d’enfants adoptables depuis les années 70 a plusieurs raisons : il n’y a plus les orphelins d’après guerre, la contraception est facilement accessible, il n’y a plus la forte réprobation sociale concernant les « filles mères » et celles-ci sont financièrement aidées.
Le résultat de toutes ces évolutions se traduit (dans le monde anglo-saxon) par un chevauchement du placement et de l’adoption : sont rendus adoptables des enfants qui auraient été placés. « Il y a une forte pression pour trouver un foyer adoptif à tous les enfants dont la relation avec leurs parents a été marquée par une violence permanente ».
Autre intermédiaire : « l’adoption subventionnée » dans laquelle les parents adoptifs continuent de recevoir une aide financière du fait des « besoins spéciaux » des enfants adoptés.
Un des facteurs qui oriente le choix entre placement et adoption est l’âge de l’enfant.
2° PARTIE : Les aspects fondamentaux du problème.
CHAPITRE 2 : L’attachement et la séparation : conséquences du processus de deuil chez l’enfant.
« Parmi les risques d’ordre psychologique et développemental auxquels sont exposés les enfants confiés aux services de protection, les problèmes les plus graves ont trait à l’attachement et à la séparation, ainsi qu’au deuil suivant les pertes subies par ces enfants »
Je ne peux résumer l’ensemble de cette partie dans laquelle Paul D Steinhauer passe en revue les écrits sur l‘attachement. Une partie des références figure déjà sur ce site : « un outil pour l'éducation spécialisée : La théorie de l'attachement » à partir du livre de Blaise PIERREHUMBERT « Le premier lien. Théorie de l’attachement » (éditions Odile Jacob 2003), ou le livre de Nicole Guedeney, "l'attachement un lien vital" (Yapaka)
Je présente donc des extraits, par exemple l’approche de Rutter et un désaccord qu’il a avec Bowlby. Ce dernier pense que l’incapacité de l’enfant à établir un lien sélectif dans l’enfance compromet ses capacités d’adaptation ultérieures. Rutter est moins pessimiste et surtout pointe que ce que Bowlby attribue à la séparation est souvent aussi lié au climat de désunion qui régnait à la maison avant le placement.
Les effets traumatiques des séparations seraient donc intensifiés par les conflits familiaux précédant le placement : « Le risque de troubles psychologiques auquel se trouve exposé l’enfant lorsqu’il fait face à la discorde et aux comportements violents ou abusifs de ses parents, puis à la séparation d’avec ces derniers, est multiplié (Rutter, 1979,Brown et Harris, 1978).
Paul D Steinhauer souligne le risque d’un cercle vicieux : les troubles de l‘enfant liés à ce qu’il a vécu dans sa famille et à la séparation risquant de provoquer le rejet du milieu d’accueil, ce rejet rendant l’enfant plus difficile encore. Ce qu’illustre le schéma suivant : « la pente glissante ».
Les facteurs influant sur les réactions de l’enfant à la séparation
Rutter repère 7 facteurs qui contribuent à accentuer ou à atténuer les réactions de l’enfant après une séparation :
- L’âge de l’enfant : « dans le cas d’une séparation initiale l’intensité du choc sera plus forte si celle-ci a lieu entre les âges de 6 mois et quatre ans. Leur développement cognitif ne leur permet pas d’être rassurés sur la durée temporaire du placement ou d’en comprendre les raisons.
- La relation mère-enfant avant la séparation. Paul D Steinhauer fait ici référence aux travaux de Mary Ainsworth (voir l’expérience de la situation étrange : cliquer ici)
- Le tempérament (les prédispositions génétiques) de l’enfant. Tous les enfants ne sont pas également sensibles au stress. D’autre part les réactions à la séparation dépendent du sexe de l’enfant : les garçons réagissent généralement de façon plus intense que les filles.
- Les expériences antérieures de séparation. Le schéma précédent illustre bien ce point : d’une part l’enfant est fragilisé par les expériences négatives et les ruptures antérieures et d’autre part les troubles causés suscitent d’autres expériences malheureuses.
- La durée de la séparation. A partir de l’âge de 8 mois, âge auquel l’enfant a noué un lien sélectif, les séparations doivent être les plus courtes possibles. La détresse de l’enfant sera d’autant plus importante que l’enfant a déjà vécu des ruptures ou que son lien était insécurisé.
- les effets de l’environnement étranger : « la détresse et les séquelles entrainées par la séparation se trouvent significativement réduites si l’enfant est maintenu dans un environnement qui lui est familier »
La situation de l’enfant suite aux séparations successives : plus un parent substitut est introduit tôt plus l’enfant sera aidé à s’adapter à son nouvel environnement et à faire le deuil de l’attachement sélectif à sa mère (ou a la figure d’attachement qui l’a remplacée).
Définition du deuil
« Le deuil est le processus psychologique déclenché à la suite de la perte d’une personne aimée, par lequel un attachement sélectif installé depuis longtemps est graduellement « défait ».
En référence à Bowlby, Paul D Steinhauer définit un processus dans lequel l’enfant doit pouvoir s’être assez détaché du lien d’attachement précédent pour pouvoir en nouer un nouveau. « Plus la relation parent-enfant est empreinte d’anxiété, c'est-à-dire plus le lien est insécurisant, plus la résistance de l’enfant à la séparation sera intense. »
Les schémas suivants (2.1, 2.2, 2.3) présentent ce processus de deuil, avec les trois phases
« Dans Beyound the best interest of the child, Goldstein, Freud et Solnit (1973) soutiennent que les nourrissons et les jeunes enfants ne peuvent rester séparer de leurs parents plus de quelques jours, au risque d’être submergés par l’anxiété et le sentiment de perte. Il est rare selon eux que des enfants de moins de 5 ans puissent tolérer une absence de plus de 2 mois sans regarder la perte de leurs parents comme permanente. »
L’échec du travail de deuil
« La formation d’un lien sélectif est d’une importance majeure dans la vie de l’enfant placé et influence grandement son avenir » Les deux tableaux suivants illustrent le processus qui conduit au
détachement permanent.
Conséquences liées à l’échec du processus de deuil suite à la séparation
Le détachement permanent correspond à ce que Bowlby nomme « l’exclusion défensive ». « Il s’agit d’une inattention sélective à des stimuli internes ou externes, qui devraient susciter chez l’enfant, s’ils étaient réellement éprouvés, des comportement de recherche de contact. Tout au contraire, ici, l’enfant se montre incapable d’aimer ou d’être aimé.» L’énergie indisponible pour les liens avec autrui, est reportée sur le self.
Il y a une remarquable concordance entre ce que développe Steinhauer dans cette partie et l’exposé de Michel Lemay et sa notion de « brisure » (voir :
Michel Lemay et la notion de carence affective
La rage permanente et diffuse est analysée différemment par Bowlby et Rutter. Pour le 1° elle est liée à la séparation ; pour le 2° elle est plutôt la conséquence des conflits familiaux. Pour Steinhauer, (comme pour Lemay) il ne faut pas sous estimer la colère liée au fait se sentir abandonné, mal aimé. Cette colère peut être contournée contre soi et contribuer à la dépression fréquemment observée chez ces enfants.
Une dépression chronique
Bowlby attribue trois sources à cette dépression : l’absence de relations stables et sécurisantes avec ses parents ; le fait de vivre de façon répétitive des abus émotionnels (messages d’incompétence, disqualifications) ; le deuil non résolu suite à la perte d’un parent. De ce fait l’enfant développe des « biais cognitifs » qui prédisposent au sentiment d’échec et aux passages à l’acte.
Des comportements asociaux ou antisociaux.
Trois ensemble de facteurs, souvent liés, expliquent ces comportements : une incapacité à éprouver de l’empathie ; un développement insuffisant de la conscience morale ; un contrôle inadéquat des impulsions.
Une faible estime de soi
Liée aux carences affectives, elle produit une tendance compulsive à provoquer le rejet.
Une dépendance chronique
Le manque d’autonomie émotionnelle, les ruptures, le manque d’auto maternage( la capacité à se consoler soi même) font que ces jeunes s’en remettent à l’opinion des autres.
A quel âge les enfants peuvent-il faire un deuil ?
Cette question est source de controverses entre les auteurs qui considèrent que le jeune enfant est incapable de tolérer l’angoisse liée à la perte de ses parents –et ne peut donc que la refouler- et ceux qui pensent qu’un enfant, bien accompagné par un milieu capable à la fois de le sécuriser et de le confronter répétitivement à la réalité du deuil, peut faire un deuil à partir de l’âge de 4 ans.
Les premiers pensent que le refoulement est soutenu par deux mécanismes : l’idéalisation et le clivage. Le clivage fait que les sentiments négatifs qui pourraient être éprouvés à l’égard des parents sont reportés sur toute personne tenant un rôle de substitut parental.
Dans le 3° chapitre, « L’enfant qui ne pouvait faire le deuil de ses parents », Steinhaueur montre qu’une psychothérapie, même brève peut aider un enfant jeune à faire le deuil. Il décrit comment, en 5 rencontres, il amène une petite fille de 5 ans à entamer le deuil de ses deux parents morts dans un accident de voiture, alors qu’elle se comportait jusque là comme s’ils allaient revenir et étaient partis juste un peu trop longtemps. Il montre qu’il faut pouvoir aider l’enfant à dépasser sa culpabilité, qu’il faut l’aider à exprimer sa rage à un niveau métabolisable. Les émotions bouleversantes qui surgissent alors pour tous, ne sont pas destructrices mais plutôt structurantes.
5. Comment devrait-on procéder au moment de retirer un enfant de sa famille ?
La manière d’effectuer le retrait de l’enfant est déterminante pour son adaptation future.
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a) Eviter de prendre l’entière responsabilité de l’enfant au détriment de ses parents.
« L’admission d’un enfant en placement peut renforcer le rôle de bouc émissaire qui était le sien lorsqu’il vivait dans sa famille ». Souvent aussi les parents ne se sentent pas les bienvenus lorsqu’ils rencontrent les intervenants sociaux et les familles d’accueil. La discontinuité des placements augmente le risque de désinvestissement des parents.
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b) Prévenir le recours aux placements intermédiaires pour des motifs de dépannage et d’évaluation.
Le placement de dépannage donne à l’agence de placement un sentiment de sécurité. Mais le risque est que l’enfant reporte son affection sur le couple d’accueil, vivant ensuite une séparation supplémentaire. Steinhauer remarque que ce risque est réduit s’il s’agit d’un foyer avec plusieurs adultes ou si l’enfant est en âge de percevoir le caractère provisoire de l’accueil. Il préconise aussi d’avoir la souplesse de transformer un accueil provisoire en accueil permanent quand l’enfant s’est attaché. -
c) Intensifier le travail auprès de la famille, alors que l’enfant est admis en placement.
Le placement provoque souvent une crise dans l’équilibre déjà précaire de la famille. Les parents et les enfants ont besoins d’être aidés pour élaborer les traumatismes, les conflits à l’origine du placement. « Ce travail, dont l’importance est évidente dans le cas des jeunes enfants, est tout aussi essentiel pour l’adolescent : même lorsqu’il est devenu assez vieux pour vivre sans ses parents, il restera blessé émotivement s’il ne parvient pas à résoudre les conflits remontant à un passé de discorde familiale et de rupture de liens ».
L’isolement renforce les conflits. « Sauf dans les rares cas où les parents naturels sont si inaccessibles ou si nuisibles que les contacts entre parents et enfants sont à déconseiller, on devrait être particulièrement attentif à préserver les liens et la capacité d’investissement –quelles qu’en soient l’étendue et la qualité- qui existent entre les parents naturels et l’enfant. -
d) Assurer la continuité du suivi par un même intervenant auprès de l’enfant et de la famille d’accueil.
Steinhauer critique la pratique (presque systématique en France) qui consiste à changer d’intervenant social lorsqu’il y a placement. Cette pratique, administrativement banale, produit un sentiment d’échec.
Le fait de perdre soudainement cet intervenant, souvent sans beaucoup d’explications renforce l’étrangeté du placement. Une solution consiste à faire alterner quelques temps l’ancien et le nouvel intervenant pour favoriser le transfert des sentiments positifs vers le nouvel intervenant. -
e) Plus l’enfant réussit à élaborer les sentiments éveillés en lui par son entrée en placement, plus il lui sera facile de former un lien sécurisant avec ses figures parentales et substitutives.
Autre exemple de grille d’évaluation proposée par P D Steinhauer celle citée par Michelle St-Antoine, Psychologue, DRD dans l’article « LES TROUBLES DE L'ATTACHEMENT » sur le site « l’enfant d’abord » : cliquer ici :
"Lors d’un colloque tenu à Montréal en 1997, Steinhauer propose aux intervenants une grille de facteurs suggérant des troubles de l’attachement. Les facteurs retenus par Steinhauer sont les suivants :
Histoire de ruptures ou de négligence sévère
- déplacements multiples
- négligence ou abus sévères à long terme
Refus de dépendre de l’adulte
- centration sur son propre plaisir
- ne compte que sur lui-même
- ne recherche pas le réconfort lorsqu’anxieux
Absence de réactions manifestes à la séparation
- ne réagit plus aux changements de milieux de vie: pas de réaction apparente
Sociabilité sans discernement
- trop familier avec les étrangers
- aucun adulte ne semble plus significatif qu’un autre
- recherche excessive d’attention
- incapable de changer de comportement pour protéger la relation à l’adulte
Relation superficielle à l’autre
- sourire artificiel et absence d’émotions véritables
- se relie de façon mécanique
- fait et dit ce que les autres attendent de lui
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- manipulateur et centré sur ses intérêts
Incapacité de conserver les bons moments sans les détruire par la suite
- réagit mal aux compliments, aux récompenses
- détruit activement le lien avec l’adulte après un bon moment passé avec lui
- intolérant à toute attente de l’adulte à son égard
Réaction à toute limite ou exigence comme à une attaque ou à une critique
- difficulté à admettre ses torts même pris sur le fait
- se montre inatteignable même lorsque puni
Apprentissages difficiles
- besoin de la proximité de l’adulte pour fonctionner
Relations conflictuelles avec les pairs
- contrôle excessif
- manque d’empathie et de chaleur
- manipulation et hostilité lorsqu’il n’a pas ce qu’il veut
- partage difficilement l’attention de l’adulte »
Enfin voici un schéma présentant « les facteurs potentiellement pathogènes qui interagissent dans le cours du placement à long terme » :
- A = Facteurs constitutionnels (y compris les traits de tempérament) et vulnérabilité de l’enfant ;
- B = Effets intériorisés d’expériences vécues dans la famille naturelle avant le placement ;
- C = Effets liés au retrait et à la séparation de figures d’attachement ;
- D = Jumelage inadéquat et préparation insuffisante de l’enfant et des parents au placement.
- E = assistance insuffisante du travail de deuil ;
- F = Difficultés interactionnelles dans le nouveau cadre de vie ;
- G = Suivi trop peu fréquent, inadéquat, insuffisamment systémique ;
- H = Facteurs de risques sociaux, incluant vulnérabilité socio-économique, stigmatisation.