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Le moindre mal. La question du placement de l'enfant, par Paul D Steinhauer

Ce livre édité aux Presses universitaires de Montréal et malheureusement épuisé, explore méthodiquement la complexité du placement, en montrant les enjeux très différents selon les causes du placement, sa durée, l’âge de l’enfant, la qualité des liens avant le placement, le maintien ou non de rencontres régulières…

Ce livre sert de guide d’évaluation pour répondre à cette question essentielle : malgré les risques liés au placement, quel est le seuil au-delà duquel l’exercice du rôle parental est inacceptable ?
Entre les risques d’abus et/ou de négligences graves et les risques liés au retrait de l’enfant de sa famille, quel est le « moindre mal » ?

Le 1° chapitre présente un rappel historique sur la prise en charge des enfants abandonnés ou maltraités. Cet abord historique est peu développé mais présente un intérêt pour le lecteur français car il fait apparaitre des différences significatives entre les pays anglo-saxons et la France. Par exemple Paul D.Steinhauer décrit un processus qui n’a pas eu lieu en France mais qui a été très puissant aux USA, au Canada et en Angleterre : rendre adoptables les enfants placés pour de longues durées. Cela correspond à un fond anthropologique différent, «l’adoption est vue, parfois non sans naïveté, comme une mesure fondamentalement meilleure. »
L'adoption est pensée comme la seule vraie stabilité garantie pour enfant ayant été victime de l'instabilité familiale et risquant de revivre de l'instabilté dans des institutions ou dans des successions de placements dans des familles d'accueil insuffisament engagées.
Contrairement à la France, il y a peu d’adoption d’enfants étrangers et beaucoup d’adoptions intra-familiales, et ce mouvement qui pousse vers l’adoption des enfants et adolescents qui, auparavant, auraient été placés à long terme en famille d’accueil et maintenus dans leur filiation.
Par ailleurs la tradition anglo-saxonne du « fosterage» brouille la frontière entre placement et adoption (ce livre est donc aussi important par ce qu’il permet comme comparaison entre notre système de protection de l’enfance et le système anglo-saxon).
« A la fin des années 60 et tout au long des années 70, une forte pression fut exercée sur les services de protection, soit pour remettre à leur famille naturelle tous les enfants mis sous leur garde permanente, soit pour les placer en adoption. » p 46

Ce mouvement correspondait à la volonté de faire des économies, mais aussi à une très mauvaise image des placements de longue durée : « cette politique visait à diminuer le nombre d’enfants laissés à eux-mêmes dans des familles d’accueil souvent de qualité médiocre et à peine supervisées. » L’opinion générale était que peu d’enfants placés réussissent à s’adapter une fois parvenus à l’âge adulte. La théorie de l’attachement a eu une influence immense dans le monde anglo-saxon et convaincu les politiques et la société que le besoin fondamental de l’enfant est la continuité de ses relations avec une figure d’attachement. (Cf les travaux de Spitz, Bowlby, A Freud, Robertson et Robertson) .
Il y a eu aussi une baisse du nombre d’enfants adoptables depuis les années 70 pour plusieurs raisons : il n’y a plus les orphelins d’après guerre ; la contraception est facilement accessible ; il n’y a plus la forte réprobation sociale concernant les « filles mères » et celles-ci sont financièrement aidées. Le résultat de toutes ces évolutions se traduit (dans le monde anglo-saxon) par un chevauchement du placement et de l’adoption : sont rendus adoptables des enfants qui auraient été placés durablement. « Il y a une forte pression pour trouver un foyer adoptif à tous les enfants dont la relation avec leurs parents a été marquée par une violence permanente». Autre intermédiaire : «l’adoption subventionnée» dans laquelle les parents adoptifs continuent de recevoir une aide financière du fait des «besoins spéciaux» des enfants adoptés. Un des facteurs qui oriente le choix entre placement et adoption est l’âge de l’enfant.

2° PARTIE : Les aspects fondamentaux du problème.

L’attachement et la séparation : conséquences du processus de deuil chez l’enfant.
« Parmi les risques d’ordre psychologique et développemental auxquels sont exposés les enfants confiés aux services de protection, les problèmes les plus graves ont trait à l’attachement et à la séparation, ainsi qu’au deuil suivant les pertes subies par ces enfants ».
Après avoir évoqué les travaux de Michael Rutter sur les troubles souvent irréversibles des enfants placés en institution et confrontés à des professionnels trop nombreux et trop mobiles, ce qui ne permet pas aux enfants de nouer un lien selectif indispensable, Steinhauer présente la controverse entre Jonhn Bowlby et Michael Rutter sur les effets des séparations.
Rutter considère que Bowlby surévalue les effets des séparations ; Ses recherches montrent plutôt les effets délétères des conlits familiaux dont l'enfant a été le témoin. La séparation est un stress supplémentaire, mais le lien le plus fort associe troubles de la conduites et conflits familiaux.
Les déficits intellectuels sont (toujours selon Rutter) plutôt dus à des déficits de stimulation.
Dans cette controverse Steinhaueur note surtout ce qui est complémentaire entre les deux approches. Si de son point de vue M Rutter sous estime les effets des séparations, par contre il montre bien les effets cumulatifs des problémes et particlulièrement des troubles de l'attachement, plus les discordes, plus les effets des séparations. Les effets traumatiques des séparations seraient donc intensifiés par les conflits familiaux précédant le placement .
« Le risque de troubles psychologiques auquel se trouve exposé l’enfant lorsqu’il fait face à la discorde et aux comportements violents ou abusifs de ses parents, puis à la séparation d’avec ces derniers, est multiplié (Rutter, 1979,Brown et Harris, 1978). Paul D Steinhauer souligne le risque d’un cercle vicieux : les troubles de l‘enfant liés à ce qu’il a vécu dans sa famille et à la séparation risquant de provoquer le rejet du milieu d’accueil, ce rejet rendant l’enfant plus difficile encore.

Ce qu’illustre le schéma suivant : « la pente glissante » :

Les facteurs influant sur les réactions de l’enfant à la séparation
7 facteurs contribuent à accentuer ou à atténuer les réactions de l’enfant après une séparation :

  • L’âge de l’enfant : « dans le cas d’une séparation initiale l’intensité du choc sera plus forte si celle-ci a lieu entre les âges de 6 mois et quatre ans. Leur développement cognitif ne leur permet pas d’être rassurés sur la durée temporaire du placement ou d’en comprendre les raisons.
  • La relation mère-enfant avant la séparation. Paul D Steinhauer fait ici référence aux travaux de Mary Ainsworth (voir l’expérience de la situation étrange).
  • Le tempérament (les prédispositions génétiques) de l’enfant. Tous les enfants ne sont pas également sensibles au stress. D’autre part les réactions à la séparation dépendent du sexe de l’enfant : les garçons réagissent généralement de façon plus intense que les filles.
  • Les expériences antérieures de séparation. Le schéma précédent illustre bien ce point : d’une part l’enfant est fragilisé par les expériences négatives et les ruptures antérieures et d’autre part les troubles causés suscitent d’autres expériences malheureuses.
  • La durée de la séparation. A partir de l’âge de 8 mois, âge auquel l’enfant a noué un lien sélectif, les séparations doivent être les plus courtes possibles. La détresse de l’enfant sera d’autant plus importante que l’enfant a déjà vécu des ruptures ou que son lien était insécurisé.
  • les effets de l’environnement étranger : « la détresse et les séquelles entrainées par la séparation se trouvent significativement réduites si l’enfant est maintenu dans un environnement qui lui est familier »
  • La situation de l’enfant suite aux séparations successives : plus un parent substitut est introduit tôt plus l’enfant sera aidé à s’adapter à son nouvel environnement et à faire le deuil de l’attachement sélectif à sa mère (ou a la figure d’attachement qui l’a remplacée).
Définition du deuil
« Le deuil est le processus psychologique déclenché à la suite de la perte d’une personne aimée, par lequel un attachement sélectif installé depuis longtemps est graduellement «défait».
En référence à Bowlby, Paul D Steinhauer définit un processus dans lequel l’enfant doit pouvoir s’être assez détaché du lien d’attachement précédent pour pouvoir en nouer un nouveau.
« Plus la relation parent-enfant est empreinte d’anxiété, c'est-à-dire plus le lien est insécurisant, plus la résistance de l’enfant à la séparation sera intense. »

« Dans Beyound the best interest of the child, Goldstein, Freud et Solnit (1973) soutiennent que les nourrissons et les jeunes enfants ne peuvent rester séparer de leurs parents plus de quelques jours, au risque d’être submergés par l’anxiété et le sentiment de perte.
Il est rare selon eux que des enfants de moins de 5 ans puissent tolérer une absence de plus de 2 mois sans regarder la perte de leurs parents comme permanente. »

Cela permet de comprendre pourquoi P Steinhaueur accorde tant d'importance à la notion de deuil : Si ses parents sont trop insécurisants, ou s'ils disparaissent trop longtemps, l'enfant (en fonction de son âge)les perd comme source de sécurité. Dans ces circonstances, pour s'attacher à un milieu qui doit être substitutif, l'enfant doit avoir fait le deuil de ses parents, deuil compliqué car il est plus difficile de se séparer de parents insuffisamment bons.

L’échec du travail de deuil
« La formation d’un lien sélectif est d’une importance majeure dans la vie de l’enfant placé et influence grandement son avenir » Les deux tableaux suivants illustrent le processus qui conduit au détachement permanent.

Conséquences liées à l’échec du processus de deuil suite à la séparation

Détaillons ce 2° tableau : Le détachement permanent correspond à ce que Bowlby nomme « l’exclusion défensive ».
Il s’agit d’une inattention sélective à des stimuli internes ou externes, qui devraient susciter chez l’enfant, s’ils étaient réellement éprouvés, des comportement de recherche de contact. Tout au contraire, ici, l’enfant se montre incapable d’aimer ou d’être aimé.» L’énergie indisponible pour les liens avec autrui, est reportée sur le self.
Notons la proximité de ce concept et celui de "brisure" proposé par Michel Lemay


La rage permanente et diffuse est analysée différemment par Bowlby et Rutter. Pour le 1° elle est liée à la séparation ; pour le 2° elle est plutôt la conséquence des conflits familiaux. Steinhauer, (comme pour Lemay) il ne faut pas sous estimer la colère liée au fait se sentir abandonné, mal aimé. Cette colère peut être contournée contre soi et contribuer à la dépression fréquemment observée chez ces enfants. Une dépression chronique
Bowlby attribue trois sources à cette dépression : l’absence de relations stables et sécurisantes avec ses parents ; le fait de vivre de façon répétitive des abus émotionnels (messages d’incompétence, disqualifications) ; le deuil non résolu suite à la perte d’un parent. De ce fait l’enfant développe des « biais cognitifs » qui prédisposent au sentiment d’échec et aux passages à l’acte.
Des comportements asociaux ou antisociaux.
Un ensemble de facteurs, souvent liés, explique ces comportements :

  • une incapacité à éprouver de l’empathie ;
  • un développement insuffisant de la conscience morale ;
  • un contrôle inadéquat des impulsions.
  • Une faible estime de soi. Liée aux carences affectives, elle produit une tendance compulsive à provoquer le rejet.
  • Une dépendance chronique

Le manque d’autonomie émotionnelle, les ruptures, le manque d’auto maternage (la capacité à se consoler soi même) font que ces jeunes s’en remettent à l’opinion des autres .

A quel âge les enfants peuvent-il faire un deuil ?
Cette question est source de controverses entre les auteurs qui considèrent que le jeune enfant est incapable de tolérer l’angoisse liée à la perte de ses parents –et ne peut donc que la refouler- et ceux qui pensent qu’un enfant, bien accompagné par un milieu capable à la fois de le sécuriser et de le confronter répétitivement à la réalité du deuil, peut faire un deuil à partir de l’âge de 4 ans.
Les premiers pensent que le refoulement est soutenu par deux mécanismes : l’idéalisation et le clivage. Le clivage fait que les sentiments négatifs qui pourraient être éprouvés à l’égard des parents sont reportés sur toute personne tenant un rôle de substitut parental.

Dans le 3° chapitre, « L’enfant qui ne pouvait faire le deuil de ses parents », Steinhaueur montre qu’une psychothérapie, même brève peut aider un enfant jeune à faire le deuil. Il décrit comment, en 5 rencontres, il amène une petite fille de 5 ans à entamer le deuil de ses deux parents morts dans un accident de voiture, alors qu’elle se comportait jusque là comme s’ils allaient revenir et étaient partis juste un peu trop longtemps. Il montre qu’il faut pouvoir aider l’enfant à dépasser sa culpabilité, qu’il faut l’aider à exprimer sa rage à un niveau métabolisable. Les émotions bouleversantes qui surgissent alors pour tous, ne sont pas destructrices mais plutôt structurantes.

Comment devrait-on procéder au moment de retirer un enfant de sa famille ? La manière d’effectuer le retrait de l’enfant est déterminante pour son adaptation future.

  1. Éviter de prendre l’entière responsabilité de l’enfant au détriment de ses parents. « L’admission d’un enfant en placement peut renforcer le rôle de bouc émissaire qui était le sien lorsqu’il vivait dans sa famille ». Souvent aussi les parents ne se sentent pas les bienvenus lorsqu’ils rencontrent les intervenants sociaux et les familles d’accueil. La discontinuité des placements augmente le risque de désinvestissement des parents.
  2. Prévenir le recours aux placements intermédiaires pour des motifs de dépannage et d’évaluation. Le placement de dépannage donne à l’agence de placement un sentiment de sécurité. Mais le risque est que l’enfant reporte son affection sur le couple d’accueil, vivant ensuite une séparation supplémentaire. Steinhauer remarque que ce risque est réduite s’il s’agit d’un foyer avec plusieurs adultes ou si l’enfant est en âge de percevoir le caractère provisoire de l’accueil. Il préconise aussi d’avoir la souplesse de transformer un accueil provisoire en accueil permanent quand l’enfant s’est attaché.
  3. Intensifier le travail auprès de la famille, alors que l’enfant est admis en placement. Le placement provoque souvent une crise dans l’équilibre déjà précaire de la famille. Les parents et les enfants ont besoins d’être aidés pour élaborer les traumatismes, les conflits à l’origine du placement. « Ce travail, dont l’importance est évidente dans le cas des jeunes enfants, est tout aussi essentiel pour l’adolescent : même lorsqu’il est devenu assez vieux pour vivre sans ses parents, il restera blessé émotivement s’il ne parvient pas à résoudre les conflits remontant à un passé de discorde familiale et de rupture de liens ». L’isolement renforce les conflits. « Sauf dans les rares cas où les parents naturels sont si inaccessibles ou si nuisibles que les contacts entre parents et enfants sont à déconseiller, on devrait être particulièrement attentif à préserver les liens et la capacité d’investissement –quelles qu’en soient l’étendue et la qualité- qui existent entre les parents naturels et l’enfant.
  4. Assurer la continuité du suivi par un même intervenant auprès de l’enfant et de la famille d’accueil.
Steinhauer critique la pratique (presque systématique en France) qui consiste à changer d’intervenant social lorsqu’il y a placement. Cette pratique, administrativement banale, produit un sentiment d’échec. Le fait de perdre soudainement cet intervenant, souvent sans beaucoup d’explications renforce l’étrangeté du placement. Une solution consiste à faire alterner quelques temps l’ancien et le nouvel intervenant pour favoriser le transfert des sentiments positifs vers le nouvel intervenant.
Plus l’enfant réussit à élaborer les sentiments éveillés en lui par son entrée en placement, plus il lui sera facile de former un lien sécurisant avec ses figures parentales et substitutives.

Voici la grille citée par Michelle St-Antoine, Psychologue, dans l’article «LES TROUBLES DE L'ATTACHEMENT» sur le site «l’enfant d’abord»" :
"Lors d’un colloque tenu à Montréal en 1997, Paul D Steinhauer a proposé aux intervenants une grille de facteurs suggérant des troubles de l’attachement. Les facteurs retenus par Steinhauer sont les suivants :

  • Histoire de ruptures ou de négligence sévère
  • déplacements multiples
  • négligence ou abus sévères à long terme Refus de dépendre de l’adulte
  • centration sur son propre plaisir ne compte que sur lui-même
  • ne recherche pas le réconfort lorsqu’anxieux
  • Absence de réactions manifestes à la séparation
  • ne réagit plus aux changements de milieux de vie: pas de réaction apparente
  • Sociabilité sans discernement, trop familier avec les étrangers
  • aucun adulte ne semble plus significatif qu’un autre
  • recherche excessive d’attention
  • incapable de changer de comportement pour protéger la relation à l’adulte
  • Relation superficielle à l’autre sourire artificiel et absence d’émotions véritables
  • se relie de façon mécanique
  • fait et dit ce que les autres attendent de lui
  • manipulateur et centré sur ses intérêts
  • Incapacité de conserver les bons moments sans les détruire par la suite réagit mal aux compliments, aux récompenses
  • détruit activement le lien avec l’adulte après un bon moment passé avec lui
  • intolérant à toute attente de l’adulte à son égard
  • Réaction à toute limite ou exigence comme à une attaque ou à une critique difficulté à admettre ses torts même pris sur le fait
  • se montre inatteignable même lorsque puni
  • Apprentissages difficiles
  • besoin de la proximité de l’adulte pour fonctionner
  • Relations conflictuelles avec les pairs contrôle excessif
  • manque d’empathie et de chaleur
  • manipulation et hostilité lorsqu’il n’a pas ce qu’il veut
  • partage difficilement l’attention de l’adulte »

    Schéma présentant « les facteurs potentiellement pathogènes qui interagissent dans le cours du placement à long terme » :


    A = Facteurs constitutionnels (y compris les traits de tempérament) et vulnérabilité de l’enfant ;
    B = Effets intériorisés d’expériences vécues dans la famille naturelle avant le placement ;
    C = Effets liés au retrait et à la séparation de figures d’attachement ;
    D = Jumelage inadéquat et préparation insuffisante de l’enfant et des parents au placement.
    E = assistance insuffisante du travail de deuil ;
    F = Difficultés interactionnelles dans le nouveau cadre de vie ;
    G = Suivi trop peu fréquent, inadéquat, insuffisamment systémique ;
    H = Facteurs de risques sociaux, incluant vulnérabilité socio-économique, stigmatisation.

    Préface de Michel Lemay
    "Tous les travaux réalisés autour du thème de l'attachement depuis plusieurs décennies démontrent qu'un enfant ne peut construire les bases de son identité pour s'épanouir dans sa trajectoire existentielle spécifique que s'il peut s'inscrire dans un milieu familial stable, aimant et cohérent. Les conclusions de ces travaux corroborent les multiples observations cliniques faites par les praticiens de la santé mentale qui se trouvent quotidiennement confrontés au drame de petits garçons ou de petites filles criant, tant dans leurs comportements que dans leurs paroles, leur souffrance de ne pas se sentir désirés puis accueillis dans une famille qui leur insuffle la joie d'exister.
    Que nous soyons travailleurs sociaux, éducateurs, psychiatre, psychologues, familles d'accueil ou tout simplement parents, nous nous sentons souvent désarmés face à ces enfants qui, mal insérés dans leur famille originaire, ballottés de droite et de gauche par le hasard de placements incertains, évoluent peu à peu vers des troubles graves d'adaptation, sans qu'on sache toujours comment arrêter le cercle vicieux agressivité - retrait - contre-agressivité - retrait dans lequel ils sont installés.
    Faut-il en dépit des violences permanentes dont ils sont l'objet, les maintenir à tout prix dans leur environnement originel au nom du droit fondamental de tout parent à garder son enfant près de lui?
    Faut-il intervenir précocement en rompant les liens pathogènes qui s'établissent et proposer l'insertion dans des milieux substitutifs prêts à redonner au sujet des conditions sécurisantes d'existence?
    Si telle est la direction prise, peut-on garder des attaches avec la famille d'origine ou doit-on envisager, comme certains le demandent, de véritables « parentectomies »? Dans la kyrielle de mesures de prévention et d'interventions éducatives, quand et comment peut-on envisager un placement familial transitoire ou permanent, une adoption, une intégration en foyer de groupe ou une structure institutionnelle?
    Si l'enfant présente déjà des troubles de la personnalité au moment de la décision, quelles mesures thérapeutiques faut-il ajouter? Est-il possible de mettre en place des mesures préventives afin de soutenir chez les adolescents la construction progressive de leur compétence parentale? Comment éducation, santé, justice peuvent-elles s'unir pour arrêter le flot des sujets carencés?
    Voilà autant de questions que doivent éclaircir les praticiens. Fort curieusement, ils ont peu d'ouvrages à leur disposition pour asseoir leurs approches empiriques sur des bases plus scientifiques.
    Certes, il existe beaucoup de travaux sur les conséquences dramatiques des privations relationnelles au cours de la petite enfance. Grâce au travaux de R. Spitz, J. Bowlby en passant par ceux de A. Freud, J. Aubry, M. David, G. Appell, etc., les termes d'«hospitalisme» et de «dépression anaclitique» se sont répandus dans beaucoup de pays et la genèse des troubles a contribué à transformer radicalement les orphelinats d'autrefois ainsi que les pouponnières et les maisons d'accueil pour jeunes enfants.
    Fort étrangement, ces graves perturbations de la personnalité ne font guère l'objet d'études longitudinales et, en dépit de quelques travaux importants qui ont laissé leur marque (G. Guex, M. Lemay, M. Rutter), les manifestations liées à la perte précoce des premières relations objectales s'évanouissent au fil des années dans de vagues syndromes étiquetés «troubles narcissiques» ou «états limites».
    Pensons que le tout récent DSM-TV se contente de décrire en une page les «reactive attachment disorders of infancy and early childhood» en distinguant chez des enfants qui ont souffert avant cinq ans de «troubles graves de la relation» un sous-type d'enfants dits inhibés (avec retrait et inhibition excessive dans les interactions sociales) et un sous-type d'enfants désinhibés marqués par une sociabilité indifférenciée ou un manque de sélection dans le choix des figures d'attachement. Il n'y a pas un mot chez l'adulte sur le devenir de ces atteintes qu'il faut essayer de caser parmi les désordres de la personnalité, les troubles d'adaptation ou les problèmes liés aux abus et aux négligences. Nous trouvons pourtant, tant au cours de l'enfance, de l'adolescence que de l'âge adulte, deux formes de séquelles liées aux carences relationnelles des premières années.
    1. Lorsque les privations ont été très précoces, multiples, prolongées, sans possibilité de substitutions parentales, les bases mêmes de l'identité sont atteintes.
    L'enfant présente des retards sévères dans la construction de son schéma corporel. Des manifestations régressives multiples (persistance de balancement, automutilation, énurésie) signent la quête d'un corps n'ayant pas reçu de stimulations sensorielles stables de la part d'un parent qui aurait pu l'envelopper sur un mode emphatique. Ballotté chez l'un puis chez l'autre, il ne peut s'inscrire dans un espace reconnu lui permettant d'enraciner son sentiment d'exister, ni organiser l'ensemble des séquences temporelles qui jalonnent son existence pour construire peu à peu son passé, se situer dans un présent et se projeter vers un avenir.
    N'étant pas situé dans un cadre familial lui permettant d'avoir un projet de vie, il attend passivement tout ce qui peut lui être apporté et ne peut exprimer son dynamisme qu'en refusant ce qui lui est offert. Sans relations significatives avec des adultes l'accompagnant dans ses désirs naissants mais sachant aussi lui poser des limites, il est tout en avidité, cherche à incorporer sans aucun sens critique les miettes d'affections qui lui sont proposées puis, trouvant dérisoires ces marques d'intérêt, il rejette successivement les personnes qui veulent l'aider.
    Se percevant non-désiré, il se vit comme mauvais et, s'installant ainsi dans le statut du sujet rejeté, il implore et agresse son environnement. Blessé au plus profond de son estime de soi, il vit les frustrations de la vie quotidienne comme intolérables et ne parvient pas à s'intégrer au monde des pairs ou à celui de la scolarité. Pour échapper à la dépression liée à l'absence d'objets internes qui lui conféraient sécurité et confiance, il rêve d'un parent idéalisé qui, quelque part dans l'univers mais jamais où il se trouve présentement, pourrait enfin assouvir son besoin d'amour.
    Nous parlons alors d'un syndrome carentiel qui, s'il n'est pas détecté très tôt puis activement traité, débouche sur la persistance des troubles. Jeune adulte, il est en quête d'une revanche sur sa propre enfance échouée et a souvent le désir de se donner un «bébé réparateur» puis répète sur cet être qui ne tarde pas à le décevoir, tant ses attentes sont irréalistes, les discontinuités affectives dont il a été lui-même victime.
    Lorsque les privations ont été moins sévères et lorsque l'enfant a pu trouver quelque part des repères auprès d'adultes l'investissant au moins partiellement, les troubles sont plus discrets.
    II n'y a plus les grands retards dans le développement du schéma corporel, dans l'enracinement par rapport à l'espace et au temps. Les mécanismes de brisures vis-à-vis des personnes aimées sont moins fréquents et les difficultés de socialisation sont plus légères.
    Pourtant la souffrance est là. La dévalorisation est grande car un être humain ne peut s'aimer que s'il est convaincu d'avoir été désiré. Le tableau dépressif est souvent masqué par une sorte de superficialité (tout semble glisser sur le sujet) ou par une carapace autant défensive qu'offensive rendant les relations sociales malaisées. Les désirs de revanche l'emportent sur les désirs de convivialité.
    Cet enfant ou cet adulte que j'ai proposé d'appeler «abandonnique» conserve une sorte de blessure vis-à-vis d'une mère et d'un père qui n'ont pu répondre à ses appels. Là aussi la brèche narcissique qui s'est constituée réduit la possibilité de se distancier par rapport à ses propres enfants et entrave sérieusement les aptitudes à devenir parent.
    N'hésitons pas à écrire que ces entraves sont redoutables aussi bien pour la souffrance infligée à l'intéressé que pour les risques de répétitions inter-générationnelles des carences relationnelles. Les dislocations familiales, l'augmentation des situations monoparentales et la dissolution du tissu social environnant, avec l'éclatement des réseaux de soutien au sein des quartiers et des villages, le désarroi de familles venant d'autres cultures et ne parvenant pas à trouver des points de repère dans un milieu qu'elles auraient voulu salvateur et qui demeure étrange et étranger, la remise en cause des valeurs religieuses et morales sans trop savoir comment les remplacer pour déboucher sur des projets communs ébranlent des pans entiers de populations et les placent à la limite de la déstructuration.
    Il y a donc une crise grave de l'accompagnement de l'enfant et face à celle-ci, il faut interroger les efforts présents et proposer de nouvelles orientations préventives et thérapeutiques.
    Commentaire
    Pour remplir un tel objectif, nous devons avoir à notre disposition des études qui s'appuient à la fois sur des recherches et sur des expériences cliniques prolongées. C'est exactement ce que nous propose le livre de Paul Steinhauer.
    Après un bref historique du placement et de l'adoption, l'auteur sait nous introduire dans les multiples drames de la séparation tout en intercalant ses présentations théoriques de vignettes cliniques particulièrement vivantes.
    Parmi les problèmes soulevés par les placements se posent les questions concernant le maintien de l'enfant dans sa famille originaire, son orientation vers des familles d'accueil, son adoption, tout en ayant le souci de lui assurer une stabilité de présences et tout en l'aidant à ne pas se sentir écartelé entre les images parentales filiatrices et les nouvelles images substitutives.
    De la préparation du placement qui inclut l'évaluation des divers protagonistes à l'accompagnement de celui-ci, Paul Steinhauer présente en termes simples mais précis les rôles des travailleurs sociaux, des éducateurs et des différents consultants pour terminer son ouvrage sur la question de l'adoption sans négliger les difficultés soulevées éventuellement par les adoptions tardives.
    Outre sa longue expérience, son talent est de pouvoir s'adresser à un public large mais en fournissant des points d'approfondissement et de nombreuses références qui peuvent aussi enrichir les spécialistes de la santé mentale. La traduction faite par Mme Denise Marchand est fidèle au texte original et sait exprimer avec beaucoup de nuances et de sensibilité un contenu émotif qu'il n'était pas facile de transmettre. Le titre français résume en lui-même les paradoxes de ce livre.
    Nous voudrions que chaque enfant puisse rencontrer au sein de son milieu familial tous les ingrédients lui permettant de s'épanouir. Pour›de multiples facteurs individuels et collectifs, cette attente ne peut pas être toujours remplie. Il faut donc envisager «le moindre mal» et assurer l'intégration de l'enfant dans des structures substitutives sans pour autant nier les droits de filiation, les besoins d'amour, les exigences de sécurité et, par-dessus tout, la constance des liens d'attachement.
    Michel Lemay, M.D. psychiatre

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Le  moindre mal. La question du placement de l'enfant, par Paul D Steinhauer [1ère de couverture]

Le moindre mal. La question du placement de l'enfant, par Paul D Steinhauer [1ère de couverture]


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