Edité dans
la collection "temps d'arrêt" ce petit livre propose une série de distinctions : entre honte et culpabilité, entre désirer, souhaiter et agir... Voici la présentation par l'auteur :
"La reconnaissance de désirs humains dangereux pour autrui est au fondement de leur interdiction par la loi. Mais la loi ne fait pas que réglementer la vie sociale, elle nous permet aussi de nous donner des représentations de nos désirs dont la réalisation est interdite : non seulement il n’est pas interdit de désirer ce que la loi interdit, mais il est même fortement conseillé de se représenter ce qu’on désire.
Cette distinction, valable pour les désirs agressifs, l’est également pour les désirs sexuels, notamment ceux qui peuvent concerner des adultes et des enfants. C’est pourquoi la campagne actuelle contre la pédophilie est utile et nécessaire, mais elle nous ferait courir un grand risque si elle contribuait à marquer du sceau de la pathologie mentale et de la déviance tous les émois érotiques des adultes vis-à-vis des enfants. On peut même aller plus loin. Si les institutions qui accueillent ceux-ci étaient plus ouvertes à un discours des adultes entre eux sur les composantes érotiques de toute relation, elles protègeraient mieux les intervenants particulièrement fragiles qui y travaillent contre le risque d'un passage à l’acte. Car toute loi a deux versants. Le premier est du côté de la sanction qui pénalise ceux qui la transgressent, et c’est le rôle du gendarme et du juge de la rappeler. L’autre engage le désir auquel la loi fixe un cadre, qui ne peut être que celui du monde intime de chacun, et il concerne le médecin, le psychologue et le travailleur social.
Mais si la distinction entre agir et désirer est indispensable, elle n’est pas suffisante. Car, indépendamment même de toute loi, il est possible de ne pas souhaiter ce que pourtant on désire. Et cette distinction permet notamment de comprendre comment un désir est parfois éveillé chez un enfant en écho avec un acte délictueux effectivement réalisé par un parent et gardé secret. L’enfant désire comprendre l’acte qu’on lui cache, et parfois même l’accomplir à son tour parce qu’il imagine que c’est ainsi qu’on devient « grand ». Mais en même temps, il ne le souhaite pas, conscient qu’il est que cet acte ne concerne pas sa vie psychique propre, mais celle d’un autre. Et, parfois, il peut même susciter à son insu chez un adulte le désir d’accomplir ce même acte à son encontre.
Enfin, cette distinction entre désirer et souhaiter permet de mieux comprendre la honte éprouvée pour un acte désiré, bien différente de la culpabilité pour un acte accompli. Les coupables d'actes pédophiles ne pourront être clairement reconnus et condamnés que lorsque la honte qui entoure les éprouvés et les désirs sexuels vis-à-vis des mineurs sera comprise et parlée, et qu’ils pourront trouver une formulation verbale, justement pour éviter qu'ils soient agis.
Parler de nos désirs dont la réalisation est interdite, et tisser des liens autour de ces discours, est en effet le seul moyen pour éviter de nous trouver un jour submergés par des zones obscures de nous-mêmes, pour notre plus grande honte et celle de nos proches."
Un extrait du début de ce livre est très éclairant : "Ce qui différencie l’être humain de l’animal, ce ne
sont pas ses performances, et encore moins
sa morale : aucune espèce n’a à son actif des
tentatives génocidaires comme celles qui ont
marqué la communauté humaine depuis cinquante ans ! En revanche, l’être humain a ceci de
particulier qu’il est engagé à tout moment dans la
construction de représentations des expériences
qu’il traverse. Et ces représentations ont toujours
deux versants : la réalité qui l’entoure et la manière
dont il y réagit. Autrement dit, nous nous donnons
à tout moment des représentations de l’espace
où nous nous trouvons et des évènements qui
nous arrivent, mais aussi de ce que nous imaginons,
rêvons et désirons. Or, dans ces représentations
de notre monde interne, les désirs agressifs et
érotiques ont une place capitale par l’intensité
émotionnelle qu’ils suscitent.
La nécessaire représentation
des désirs agressifs
L’un des mérites de Freud est d’avoir montré que
l’impossibilité de se représenter ses propres
désirs agressifs peut rendre psychiquement, et même parfois physiquement malade. Par exemple,
un enfant qui ne peut pas reconnaître la réalité de
ses tendances agressives vis-à-vis de l’un ou
l’autre de ses parents développe volontiers des
troubles allergiques, des rhinopharyngites à
répétition ou des manifestations dépressives.
Cela se produit quand l’un des parents est
excessivement autoritaire et agressif : l’enfant
étouffe en lui toute idée de révolte qui le terrorise. Mais un parent fragile et déprimé peut également dissuader un enfant de manifester, et même
d’éprouver, son agressivité: ce n’est plus la crainte
d’être terriblement puni qui inhibe l’enfant, mais
celle de blesser son parent par ses attaques dans
la mesure où il lui paraît incapable de se défendre.
Dans les deux cas, le résultat est le même: les
enfants qui ne parviennent pas à se représenter
leur agressivité ont souvent un développement
psycho-affectif perturbé. Ils deviennent excessivement soumis et présentent volontiers une
fragilité somatique à la moindre contrariété. En
outre, plus tard, ils deviennent fréquemment des
adultes qui ont honte de leur agressivité… et parfois aussi de celle d’autrui !
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Ces désirs qui nous font honte. Désirer, souhaiter, agir : les risques de la confusion., par Serge Tisseron [1ère de couverture]